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Les racines de Laffaille

25 novembre 2020

En voilà une chouette idée que ce coffret de trois cd. Il réunit les premiers vinyles de Gilbert Laffaille: six microsillons, et un 45-tours (1977-1988). En respectant l’ordre des albums originaux, et la chronologie. Ça paraît évident, la base de tout, et pourtant on ne le fait pas systématiquement. Parfois, on réédite par thèmes, on mélange les époques et ça frôle la cacophonie.

Le boîtier s’appelle «Les beaux débuts!», en référence à sa chanson ironique et drôle de 1980. Tout est là. Le premier album avec ses potacheries et ses classiques. Le troisième 33-tours, fabuleux «Kaléidoscope». Sur «Folie douce» (1983), on peut redécouvrir Jolis jeux du lit ou Le pays des chimères.

Parmi d’autres raretés, notons le 45-tours avec Neuilly blues (première version) couplée à la chaloupée La sole à Filou. C’est un vrai régal quand Laffaille se plonge dans ses influences brésiliennes. Sur le deuxième cd, on réécoute son fameux vinyle en public, à Chatou, intégralement bien sûr. On a le plaisir de retrouver Charlotte, marrant et délirant, la délicatesse tournoyante de La valse des chiffonniers et la très fine L’album, qui baigne dans un climat inquiétant sous des apparences légères. En cd, on ne trouvait jusqu’à présent que la face B de «Nettoyage de printemps», un de ses meilleurs disques en carrière. Voici enfin la face A, suivie de la face B! On croit rêver. Des pépites rescapées. La petite fille d’à-côté, entre fantaisie et tendresse, glaciale La tour d’ivoire et la version d’origine de La ballade des pendules, chantée, belle, admirable musique et indissociable du texte.

Et puis il y a le livret, copieux: tous les crédits artistiques, entrevue avec le chanteur, coupures de presse de l’époque… Dans celles-ci, on aurait voulu y être cité, mais à deux ans, on n’écoutait malheureusement pas encore Laffaille. Dans le boîtier, il ne manque que la reproduction des pochettes recto/verso mais on peut les trouver sur ce site de référence (en cliquant sur Plus d’images).

On s’est entretenu par courriel avec Gilbert Laffaille. Merci à sa générosité et pertinence. Pour ceux qui l’auraient raté, vous êtes cordialement invités à lire d’abord ce vieux préambule. Ainsi, vous saurez (presque) tout.

Q : Je crois que tu ne possèdes plus de tourne-disque. Comment écoutes-tu de la musique? CD, cassette, streaming?

R: J’écoute de la musique en CD. Parfois je pioche un morceau sur Internet et je regarde une vidéo. Pas de baladeur, pas de casque, pas de streaming, je déteste les fonds sonores et la musique omniprésente dans les lieux publics. Quand j’écoute je me pose, j’éteins mon téléphone et je ne fais que ça. Quand je lis c’est pareil. Quand je mange aussi. J’aime aussi beaucoup le silence.

Q : Dans ton livre de souvenirs, tu cites énormément de chanteurs dont certains sont
méconnus du grand public. Es-tu encore friand de découvertes musicales ?

R: Oui je cite ceux que j’ai pu croiser durant ces années où j’ai été actif dans la chanson et ses à-côtés. Dans ce livre, « Kaléidoscope », j’avais le souci de faire revivre une époque pour ceux qui s’intéressent à la chanson plus que de distiller des anecdotes vaseuses sur telle ou telle grande vedette. Je serais friand de découvertes si j’entendais des choses qui me plaisent. Mais c’est rare. C’est devenu l’exception quand tout à coup je monte le son de la radio.

Je crois que c’est inévitable avec l’âge. Sur une vie on peut encaisser beaucoup d’évolutions, beaucoup de changements… jusqu’au moment où l’on ne peut plus et où l’on n’en a plus envie. Parce que, à tort ou à raison, on a l’impression d’avoir fait le tour du sujet, qu’on devient un peu blasé et qu’il en faut beaucoup pour qu’on s’étonne encore. Quand on est jeune on s’oppose à l’esthétique des parents. C’est normal et c’est nécessaire pour pouvoir exister. Après, dans sa vie, on s’adapte, on évolue, on précède les changements, puis on les suit, puis on court après… Puis on s’arrête de courir et on sort de la course. S’il ne s’agissait que de s’intéresser à l’émergence de jeunes artistes ce serait bien. Mais il y a tout le reste : la production, la mode, l’industrie musicale, la force médiatique, la propulsion sur le devant de la scène de personnes qui n’apportent rien au plan artistique mais qui rapportent beaucoup aux producteurs. À la longue c’est lassant.

Pour conclure sur ce sujet, je te dirai que oui je suis friand de nouveauté artistique, d’innovation, de créativité. J’aime bien, par exemple, « Feu Chatterton » même si je ne vois pas très bien où ça va. Je trouve que les propos sibyllins, l’hermétisme, le 3ème degré, ça s’use vite, l’intérêt s’émousse, comme dans l’art contemporain où la frontière entre production sincère et charlatanisme est parfois bien mince. J’aime beaucoup Thibaud Defever également. Étant sorti de la course je crois que ma prochaine aventure, si je peux la mener à bien, sera un retour à la simplicité et à l’humilité du folk. À la limite, une voix, une guitare, une mélodie, un texte. Point. Quitte à être différent, autant aller jusqu’au bout.

Q: Avant que EPM te contacte pour le coffret «Les beaux débuts!», avais-tu déjà eu
l’envie de rééditer tes vinyles?

R: Disons qu’il y a là quelque chose de pratique, d’avoir tout sous la main, enfin tout… je veux dire les premiers vinyles.

Q: As-tu participé à sa conception, aux choix des photos par exemple ? J’aime beaucoup celle au Centre américain à Paris en 1976 (qui coiffe cet article)…

R: Oui bien sûr j’ai participé à toutes les étapes et ces photos viennent de mes archives
personnelles.


Q: Dans ce boîtier, il ne manque que le microsillon «L’année du rat». Pourquoi cette
absence?

R: J’ai toujours trouvé que dans cet album le mixage avait été raté. Qu’il faudrait reprendre les bandes originales et remixer le tout : présence de la voix qui est comme dans un caisson, changer les réverbérations, donner de l’espace, du relief. Il manque aussi beaucoup de présence. L’ensemble dégage une impression de tristesse qui n’est pas sur les prises. Nous aurions dû changer de studio et d’ingénieur pour le mixage : le faire avec d’autres oreilles. Mais remixer cet album aurait exigé un budget que nous n’avions pas et comme nous n’étions pas non plus propriétaires de ces bandes, cela devenait trop compliqué. C’est dommage car il y a de bonnes choses dans cet album.


Q: En revanche, «Folie douce» y figure, l’occasion de redécouvrir quelques belles
chansons. Il n’avait jamais été réédité en CD, pas même au Japon?

R: Oui c’est la première fois que « Folie douce » est édité en CD. Il y a peut-être eu un morceau ou deux édités au Japon mais pas l’album. C’est une belle redécouverte : un travail d’équipe avec mes amis musiciens, une volonté de moderniser l’esprit tout en restant proche des univers jazzy et latins que j’ai toujours aimés. Le son de cet album, réalisé au studio Davout avec Claude Ermelin, est impeccable. Il ouvrait une voie que je n’ai pas poursuivie par la suite. Pour de multiples raisons expliquées dans mon bouquin et qu’il serait fastidieux de rappeler ici.

Q: «Travelling», lui, est sorti à la fois directement en vinyle et en CD. C’est avec lui que se clôt le coffret. Ce son synthétique a-t-il bien vieilli selon tes goûts à toi ? Je suppose que non puisque tu as réenregistré quelques chansons sur le splendide «Tout m’étonne»…

R: C’est un peu plus compliqué. Disons que « Folie douce » a réussi là où « Travelling » a selon moi échoué. Je n’ai pourtant rien à reprocher aux musiciens qui ont travaillé sur ce disque. L’ensemble est cohérent. Et c’est moi qui ai voulu tout ça. Mais je me suis fourvoyé. C’était moi à une certaine époque mais c’était trop différent de ce que je suis profondément. J’ai voulu faire des choses que j’aimais et dont j’avais envie mais qui ne me ressemblaient pas. J’ai essayé. Je me suis lancé. Et… j’ai dérouté beaucoup de gens de mon public. Il aurait fallu prendre plus de temps, mettre un peu d’acoustique là-dedans, raccourcir les introductions, les codas, baisser les tonalités… En fait, faire un autre disque avec ces chansons-là ! Mais on ne sait que lorsqu’on a essayé.

Cela étant, « Travelling » a ses amateurs : mon beau-frère par exemple qui est un musicien de rock et qui ne jure que par cet album : c’est le disque de moi qu’il préfère ! Certains ont en effet trouvé intéressant ce virage pop-rock. Ça l’était, mais il aurait fallu quelqu’un d’autre pour le porter. Si on poussait le bouchon un peu plus loin on pourrait dire que c’est un bon disque mais pas de moi ! D’ailleurs même sur la pochette originale je ne me ressemble pas…

Q: Ceux qui avaient beaucoup aimé tes deux albums des années 90 seront peut-être
surpris de retrouver l’accordéon de Richard Galliano et la guitare de Michel Haumont dès le début de ta carrière! Comment se sont passées ces deux rencontres et collaborations ? Le meilleur disque d’Allain Leprest («Voce a mano») a justement été enregistré en duo avec Galliano…

R: Effectivement j’ai rencontré Michel Haumont et Richard Galliano dès le début de ma
carrière : Richard par le biais de Claude Nougaro que je fréquentais dans ces années-là, et
Michel qui était un des pionniers du Centre américain, berceau du mouvement folk français. Disons, pour replacer les choses, que lorsque je suis apparu sur le devant de la scène avec mon premier album, j’étais un vrai débutant : je n’avais pas dix ans de galère derrière moi. Je ne savais rien de ce métier, je n’avais aucune expérience. Tout s’est fait sur le tas… et sur le tard ! Quand j’ai commencé, Michel Haumont avait déjà réalisé plusieurs albums (il a enregistré son premier à seize ans) : jamais je n’aurais osé lui demander de travailler avec moi ! Et Richard, je le voyais sur scène avec Nougaro, Pierre Michelot, Maurice Vander… c’est pareil : jamais je n’aurais osé. C’est grâce au succès de mes premiers disques, la médiatisation dont j’ai bénéficié, ma notoriété d’alors, le fait que j’étais invité dans de grandes émissions comme Le Grand Échiquier ou Le Tribunal des Flagrants Délires que j’ai pu travailler avec ces deux grands musiciens (et d’autres encore !) J’ajoute que Michel et Richard ont aussi en plus de leur talent quelque chose qui devait nous réunir : l’un comme l’autre aiment la chanson. Ce qui n’est pas le cas de tous les musiciens qui accompagnent des chanteurs. Et c’est ce qui a fait la réussite de «Voce a mano», les deux artistes étant en osmose.


Q: Quels sont tes projets artistiques actuellement?

R: Je travaille sur un conte illustré pour enfants et sur un autre conte, musical celui-ci. J’ai aussi le projet de réunir mon théâtre et peut-être de monter un nouveau récital, dès que cela sera possible au niveau de l’épidémie. J’ai aussi collaboré à différents projets chanson qui n’ont pas encore vu le jour.


Laffaille, l’air de rien

12 juin 2019

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Il est malin, Gilbert Laffaille. Il nous présente son nouveau bouquin, «Kaléidoscope», comme une autobiographie, mais c’est beaucoup plus que cela. Il y reprend la totalité de ses textes de chansons, ses sketches et des inédits. Il raconte son parcours, avec humour, finesse, sans jamais trop s’appesantir sous l’émotion. Il le fait comme dans sa chanson du même nom: l’air de rien.

Mais là où il va plus loin, la tête ailleurs, c’est lorsqu’il fait des digressions, nombreuses et longues. Parfois, c’est heureux, lorsqu’il parle de ses confrères artistes, de l’art en général, des pratiques du métier. On sent sa gourmandise, sa passion. D’autres fois, lorsqu’il se lance dans des propos sociaux-politiques, on trouve que l’auteur a soudainement la plume un peu lourde… Et on se demande ce que ça vient faire dans un livre sur la chanson.

Mais il est comme ça, le sieur Laffaille: généreux, ouvert aux autres et au monde. J’ai déjà raconté dans un précédent billet le lien personnel qui m’unit à lui. C’est toujours avec un penchant subjectif que je fréquente son oeuvre. Elle s’enrichit aujourd’hui d’une pierre importante. L’éditeur Christian Pirot a fait un sérieux boulot: une mise en page élégante, un index des personnes et des chansons citées. La préface est de Philippe Delerm, à qui on doit, faut-il le répéter, une des meilleures chansons d’Yves Duteil (Comme dans les dessins de Folon).

J’ai demandé à Gilbert Laffaille de répondre à quelques questions par courriel.

1) Es-tu un grand lecteur d’essais sur la chanson et les chanteurs? Si oui, quels sont ceux que tu préfères?

GL: J’ai chez moi une bonne bibliothèque d’ouvrages sur la chanson, biographies, autobiographies, oui. Cela m’a toujours intéressé de connaître la vie des artistes qui ont fait ce métier et de voir le regard qu’ils portent sur leur carrière et sur la vie en général. Malheureusement très peu sont vraiment intéressants, à peine un sur dix. Même les plus grands artistes ne trouvent pas toujours la manière de parler d’eux (ou leur biographes). J’ai beaucoup aimé l’autobiographie inachevée de Jean-Roger Caussimon, les livres de Marcel Amont, celui de Kent, ceux de Claude Semal et de Michel Bühler et également la biographie de Marie Dubas. Quelqu’un comme Marie-Ange Guillaume écrivait bien sur les chanteurs avec intelligence, humour et perspicacité. Son « William Sheller » est excellent. Mais apparemment on ne lui demande plus ce genre d’ouvrage.

2) Ton livre a une forme morcelée qui, plutôt que de suivre strictement la chronologie de ton parcours, s’autorise de nombreux sauts dans le temps. En parallèle, tu republies tes paroles de chansons déjà parues chez le même éditeur. Parle-nous un peu de ces choix… Ne devait-il pas y avoir aussi, à l’origine, un cd ou dvd pour accompagner le bouquin?

GL: Les ouvrages précédents étaient des sélections, un choix, un florilège. Là il s’agit d’une intégrale comprenant également des inédits et des chansons écrites pour d’autres. Il y a effectivement un DVD qui a été tourné et un projet de réédition des disques vinyles. Tout devait coïncider mais ça n’a pu finalement se faire. Il y a des problèmes techniques, des questions de droits, et on ne peut pas passer son temps à attendre, il faut avancer.

3) C’est une autobiographie assez singulière dans la mesure où tu évoques ta vie, mais qu’à de nombreuses reprises tu t’accordes de longues digressions sur la politique, la géographie, l’Histoire, etc. Était-ce par pudeur? Par peur d’ennuyer le lecteur avec des détails trop intimes?

GL: Pas du tout, non! Je pense que je me définis autant, si ce n’est plus, par ma façon de voir le monde et d’en parler que par tel ou tel détail biographique plus ou moins intéressant. L’intimité je veux bien, ça ne me gêne pas, mais il faut que cela ait une portée générale sinon ce n’est que de l’impudeur. Je parle de ma vie personnelle chaque fois que cela a eu une incidence sur ma création, c’est l’angle choisi. N’oublions pas: « Les dessous chic c’est ne rien dévoiler du tout » …

4) Tu parles dans ces pages de nombreux artistes que tu apprécies, des musiciens avec qui tu as collaboré, de tes proches qui t’ont inspiré des chansons et soutenu dans ta carrière. J’aimerais qu’on s’attarde sur l’arrangeur Jean Musy avec qui tu as fait ton deuxième album «Nettoyage de printemps»… Comment en es-tu venu à collaborer avec lui? À mon sens, c’est un disque très réussi, mais seule la face B a été rééditée en CD…

GL: J’ai rencontré Jean Musy car il travaillait avec mon amie Isabelle Mayereau. Nous nous sommes bien entendus et il a réalisé un beau travail. À l’époque il était extrêmement demandé, à la mode, et je pense que malheureusement il n’a pas pu me consacrer le temps qui aurait été nécessaire. Ce qui s’est passé en revanche par la suite avec Christian Chevallier. Avec le recul on voit les choses différemment. J’ai toujours travaillé avec de grands musiciens. Après, ce qui change, ce sont les conditions de production, l’argent, le temps, la disponibilité de chacun, la rencontre humaine. Ce sont finalement ces choses-là qui font la différence, quand on a la possibilité de prendre le temps de se connaître, d’approfondir, pas simplement d’assurer les séances d’enregistrement en un laps de temps limité.

5) Tu as eu pendant une vingtaine d’années des chansons qui tournaient à la radio, la presse spécialisée a toujours été de ton côté, tu passais même à la télé. Tu expliques pourquoi et comment le vent a tourné. Maintenant, j’ai lu dans un article récent sur ton livre qu’il faudrait que ta discographie soit disponible sur les plateformes numériques. Mais à l’ère où les gens écoutent des chansons en streaming, avec des vidéos YouTube, les chanteurs comme toi ne doivent à peu près rien toucher en redevances, non? Comment continuer sa vie d’artiste si même les mélomanes qui vous aiment se contentent du numérique?

GL: La question posée est: comment gagner sa vie ? Effectivement aujourd’hui elle se pose. Il y a une question d’âge, d’ambition. La problématique n’est pas la même si l’on a 20, 30, 40 ou 70 ans. Si l’on débute ou si l’on va vers la fin. L’état des lieux actuel, les conditions de production, de diffusion, le manque de bénéfices réalisé par les CD, les concerts, les DVD, ont évidemment des répercussions sur la création et la motivation. Même si l’on n’exerce pas ce genre de métier par appât du gain. Il ne m’est plus possible de passer des centaines d’heures sur l’écriture, la composition et l’élaboration d’un disque dans l’état actuel du marché, de l’écoute, voire de la compréhension, sachant que la plupart des programmateurs n’accueilleront mon travail qu’avec un petit sourire condescendant. Pour répondre à ta question « Comment continuer sa vie d’artiste ? », je crois que pour des gens comme moi ce n’est plus tellement possible. C’est pour ça que j’ai fait un livre et pas un disque. Ou bien si, l’on peut: en chantant bénévolement ou en se produisant à perte. Ou par plaisir.

6) Tu tournes désormais en formule piano/voix, qui te permet de voyager plus léger, d’amortir les frais et… de changer d’air musicalement. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas tenter des spectacles guitare/voix, où tu serais seul ou accompagné d’un guitariste?

GL: Oui, pourquoi pas ? Le piano est un orchestre à lui tout seul. Mais pour le remplacer sur mon répertoire il faudrait deux guitares – ce qui repose la question de la rentabilité – ou bien avoir des chansons qui supportent d’être jouées à une seule guitare. Ce n’est pas évident. Même chez Félix Leclerc ou chez Georges Brassens la guitare n’est jamais seule. Je trouve cependant que Thibaud Defever y réussit très bien. Dick Annegarn et Sanseverino aussi. Il faut être un instrumentiste parfait, parvenir à une complète indépendance des mains et de la voix. Mais on peut aussi avoir envie de faire quelque chose de ses bras, de ses jambes… Jacques Brel, Gilles Vigneault, Jean Guidoni, Les Frères Jacques!

7) Personnellement, je rêve d’une suite à «Tout m’étonne», un volume 2 de réenregistrements, toujours avec Michel Haumont aux guitares et arrangements. Ce serait l’occasion de revisiter de bonnes chansons oubliées… Dans un monde idéal, ça t’intéresserait?

GL: Oui bien entendu. Je ne suis jamais satisfait. J’aurais toujours envie de tout refaire. Mais la perfection n’existe pas. On ne peut que tendre vers un idéal inaccessible. Les potiers traditionnels japonais le savent bien qui laissent exprès un grain de sable sur leurs merveilles: on ne rivalise pas avec la Création. L’humilité est la mesure de l’homme. Ou devrait l’être… Un de mes projets fous – qui ne verra pas le jour – serait d’enregistrer un album avec une seule chanson! Dans douze versions différentes avec douze arrangements originaux. Plutôt guitare, plutôt piano, plutôt accordéon, électrique, acoustique, symphonique, minimaliste, slamé, rock, latin, ethnique, avec ambiances électro-pop, etc. Je crois que cela ne s’est jamais fait. Ce serait très intéressant. Il n’y a pas de version idéale. On peut aimer le caviar et les choux à la crème, les carottes râpées et l’agneau de sept heures, tout dépend du moment!

8) Internet me dit que tu as 71 ans. «Le jour et la nuit» est paru en 2013. À moins d’un revirement de situation dans le monde de la musique, ce sera vraiment ton dernier opus original?

GL: Franchement je crois que oui. C’est un tel travail, un tel investissement… Le manque d’intérêt des « grands » médias vis-à-vis de mon dernier CD « Le Jour et la Nuit » aura été à cet égard déterminant. À l’heure actuelle ce que je sais faire, ce que je voudrais faire, ce que j’aime faire, n’intéresse ni les éditeurs ni les producteurs ni les médias. L’écriture, les mots, les mélodies, le propos n’ont aucune importance. Il faut des chiffres. Si je vends beaucoup je suis un grand poète et un auteur essentiel. Sinon… Nous sommes nombreux dans ce cas. Le public n’a donc plus accès à une part importante de la création artistique. Ne lui parvient plus que ce qui a été prévu pour, formaté, estampillé. Cette logique sévit malheureusement dans tous les domaines. Le phénomène « grand public » s’étend partout, cinéma, théâtre, roman, humour, chanson… mais aussi nourriture, vêtements, produits de consommation. Tout est en voie de formatage.

9) Imagines-tu écrire d’autres bouquins? Sous quelles formes?

GL: Sans doute. Présentement je vais m’occuper de mes contes pour enfants et aussi de mon théâtre. Mais il n’y aura pas de « Kaléidoscope 2, le Retour » !

 


Gilbert Laffaille, Kaléidoscope, Christian Pirot, 2019

Distribution France: Les Belles Lettres.
Au Canada: Dimedia dlocas@dimedia.qc.ca

 

 

 

Mes préférences à moi

16 décembre 2013

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Que reste-t-il essentiellement de 2013 en chanson francophone?

Oui, je sais, ce sont mes préférences à moi. Assumons la subjectivité. On a fait l’impasse sur certaines parutions qui sont toujours trop abondantes pour une seule vie de toute façon. Beaucoup sont passées par nos oreilles, celles-ci restent plus chèrement en nous. Merci aux artistes de continuer à fabriquer des chansons en français et dans un habillage musical singulier, même dans le dépouillement, ce qui nous change de la bouillie sonore à la mode des dernières années.

Albums, maxis ou minis:

1) Léonard Lasry, Me porter chance

2) Sylvie Paquette, Jour de chance

3) Albin de la Simone, Un homme

4) Étienne Daho, Les chansons de l’innocence retrouvée

5) Les soeurs Boulay, Le poids des confettis

6) De Calm, Amour Athlétic Club

7) Vincent Delerm, Les amants parallèles

8) Gilbert Laffaille, Le jour et la nuit

9) Pierre Lapointe, Les Callas

10) Amélie-les-crayons, Jusqu’à la mer

Chansons de l’année:

1) Les soeurs Boulay, Mappemonde (paroles et musique de Stéphanie Boulay)

2) Gilbert Laffaille, Si tu n’es plus là (paroles et musique de Gilbert Laffaille)

3) Bernard Lavilliers, Villa Noailles (paroles et musique de Bernard Lavilliers)

Rééditions ou coffrets:

Artistes variés, Autour de Jack Treese

Le plus surestimé:

David Marin, Le choix de l’embarras

Phrase la plus drôle:

À propos du chanteur Louis-Jean Cormier qui a remporté plusieurs trophées aux divers galas de l’ADISQ 2013 : «Si Louis-Jean Cormier avait gagné un prix de plus, il ne lui serait resté que le gars qui a inséré le livret dans la pochette de son disque à remercier.» (Mathieu Charlebois, http://www.lactualite.com/culture/le-gala-de-ladisq-en-17-points-et-un-peu-de-mauvaise-foi/)

Je suis en retard mais c’est magnifique:

Les premiers 33 tours d’Isabelle Mayereau

Les derniers cd d’Anne Vanderlove

La cdgraphie de Pierre Delorme

Jean-Daniel Botta, Ammi-majus : Grand goûter

Aurélien Merle, Vert indolent

Aram Sédèfian, Instants volés – ballades

Barbara Deschamps, J’ai un pays à visiter

Retrouver Laffaille

3 septembre 2013

Photo: Michel Lidvac

Photo: Michel Lidvac

C’est le grand retour de Gilbert Laffaille, un des plus importants auteurs-compositeurs francophones des trente dernières années. Voici enfin un opus de chansons originales, le dernier remontait à 1999. «Le jour et la nuit», dont la sortie officielle est pour la mi-octobre, renoue avec la contemplation, l’enfance, la bossa-nova, la douleur (très belle et pudique chanson d’ouverture sur le deuil, Si tu n’es plus là).

Il faut du temps pour amadouer ces nouvelles créations, elles sont exigeantes, pleines de retenue. On les laisse séjourner dans le cœur, s’y installer doucement, afin qu’elles y demeurent plus longtemps. Nous sommes ici loin de l’éphémère.

Après un préambule en guise de mise au point le mois dernier, le moment est venu de nous entretenir publiquement avec lui.

Q : Le dernier album de chansons originales remontait déjà à 1999. Depuis, tu as réenregistré tes vieux morceaux, fait des lectures publiques d’auteurs humoristiques, donné des récitals et écrit un livre pour enfants, mais presque pas de chansons nouvelles. Une décennie marquée par le deuil, les drames personnels, la maladie… Comment l’envie de te remettre à l’écriture t’est revenue ?

R : Disons que si je n’écrivais pas de nouvelles chansons, j’y pensais quand même tout le temps. C’était assez lancinant, comme un remords. Je savais que je n’avais pas d’autre solution que de m’y remettre mais je repoussais tout le temps car je savais ce qui m’attendait et je l’appréhendais. Je ne pouvais pas taire ce que j’avais vécu, mais comment le dire ? Ce qui m’est arrivé arrive à tout le monde et n’est pas très original. Là où cela se complique c’est si l’on est artiste… trouver le juste équilibre entre le fait de s’exprimer et la nécessité de le faire dans une forme capable de toucher les autres,  à la fois dire et dépasser son cas personnel pour aller vers le général. En tous cas, ne pas être indécent. Ce qui m’a aidé paradoxalement c’est le fait d’avoir deux filles encore jeunes et que vis-à-vis d’elles qui avaient perdu leur maman, je ne pouvais pas dire n’importe quoi (ce n’est pas mon habitude, mais là, la contrainte était encore supérieure). Il n’était pas question d’aller vers le sentimentalisme ou l’expression d’une plainte. J’ai finalement trouvé la solution à travers des contraintes formelles très spécifiques  qui m’ont pour ainsi dire obligé de prendre du recul par rapport au propos initial. En ce sens les ateliers d’écriture que j’ai animés pendant une dizaine d’années m’ont beaucoup aidé, je me suis appliqué à moi-même ce que je recommande souvent aux autres, notamment les fameux conseils de Verlaine dans son Art Poétique, de préférer l’impair , de casser la régularité du vers pour éviter de se laisser emporter au fil de la plume, ou ce que recommande Rilke dans ses «Lettres à un jeune poète»,  je cite de mémoire, «ne vous épanchez pas, ne parlez pas de la douleur, ne parlez que de l’expérience qui se dégage de la douleur, ne pleurez pas en public», ce genre de chose, trouver ce qui relie aux autres sans s’apitoyer, justifier en quelque sorte le fait que l’on se dit artiste, canaliser, sublimer.

Et puis c’est arrivé… à un moment où mon attitude vis-à-vis de l’écriture n’était de toutes façons plus tenable, où j’avais épuisé toutes les autres activités annexes entreprises (il y a eu aussi durant cette période l’écriture d’une pièce de théâtre, d’un conte pour enfants et d’un autre pour adultes) : un jour je reçois un coup de téléphone de Francesca Solleville qui me secoue les puces: elle me rappelle que cela fait déjà un moment qu’elle m’a demandé une chanson et qu’elle l’attend… ça a été le déclic. Je me suis dit: «tu pourrais quand même te bouger un peu! tu as une amie qui te fait l’amitié de te demander d’écrire pour elle et tu n’es pas foutu de le faire ! «Je lui ai écrit Chanter encore paroles et musique en un mois, assez facilement… j’ai vu que les jambes et le souffle étaient encore là et je me suis dit «tiens, je vais essayer d’en écrire une pour moi…» cela a donné Chez Mr Li que j’ai écrite également en un mois, j’en ai commencé une autre, et une autre et une autre puis je me suis dit: « allez, c’est le moment, j’y vais, je fonce, je me lance, merci Francesca!»

Q : Pour écrire et enregistrer ces 12 nouveaux titres, tu as mis environ 2 ans ? As-tu mis beaucoup de chansons de côté pour privilégier une unité de ton ?

R : En fait j’ai écrit seize chansons paroles et musique en un an et demi, sans compter les trois ou quatre qui n’ont pas abouti. L’essentiel pour moi était d’abord de m’exprimer, après ce que j’avais vécu et traversé, et de  le faire dans les termes que je viens de définir, il me fallait dire certaines choses pour m’en libérer, comme dans la chanson Si tu n’es plus là ou dans  Le chant du voyageur. C’est ensuite que je me suis mis à élaborer un album, à le construire. Cela veut dire: éviter les redites, veiller à la diversité des musiques, essayer d’aller à l’essentiel, soigner les transitions, les tempi, les modes, les tonalités, la versification,  etc.

Les chansons mises de côté n’ont pas été pour autant jetées au panier, peut-être verront-elles le jour sous une forme ou sous une autre. Je n’ai en tous cas aucun doute ni aucun regret sur le choix effectué.

Q : Je me suis laissé dire que le choix de l’ordre des titres du disque a été un vrai casse-tête. Qu’il a été changé plusieurs fois. Pourquoi ?

R : Oui et non: pour moi l’ordre était très clair depuis le début mais un disque est aussi un travail d’équipe et même si je suis auteur compositeur interprète il faut tenir compte des avis des personnes qui travaillent avec vous et  c’est là que c’est devenu plus difficile, personne n’étant d’accord. Au final j’ai écrit ce disque pour moi, pour mes enfants, pour les gens qui m’aiment mais aussi pour tous les autres, il faut donc intégrer cela. Auparavant je me battais bec et ongle pour imposer mon point de vue et j’en ressortais épuisé la plupart du temps. Je suis devenu plus souple, je me suis donc efforcé de réaliser la synthèse de tous les avis et je suis satisfait du résultat qui tient compte des paramètres exprimés, tous légitimes d’une certaine façon. Mais il ne faut pas accorder à ce point une importance exagérée: ce qui compte c’est quand même les chansons, le propos, l’écriture, la mélodie, les harmonies, l’interprétation, le choix de l’arrangement, la prise de son, le mixage, ce qui est dit et comment cela est dit. Le reste est un peu une cuisine accessoire, d’ailleurs à partir du moment où un disque a du succès plus personne ne se pose ce genre de question (tout comme pour le choix des pochettes).

Q : Après Ici (1994) et La tête ailleurs (1999), où tu mettais de l’avant essentiellement les guitares acoustiques, avec un peu de percussions, de piano ou d’accordéon, de quelle formule musicale avais-tu envie pour Le jour et la nuit ? Parle-nous du choix des musiciens…

R : Ce disque est un peu la synthèse et l’aboutissement d’un travail sur de longues années. Il y a eu la période accordéon avec Richard Galliano (puis Daniel Mille et Christian Toucas), la période guitare-guitare avec Michel Haumont, le piano-voix avec Léo Nissim puis Nathalie Fortin, je ne renie rien, je crois bien que j’ai tout aimé. Au début de l’écriture de ce disque j’avais envie d’un climat proche de celui des premiers disques de Serge Gainsbourg, la période jazzy d’avant l’arrivée des yé-yé. J’adore ce climat musical, le mélange piano, guitare électrique jazz, vibraphone et batterie jouée aux ballets. Quelques titres du « Jour et la nuit » témoignent de ce goût, par exemple Comme un ange au paradis, La chambre rose ou Tout ce qui reste. Mais ce n’est pas si simple parce que j’ai toujours aussi beaucoup aimé les bossa-nova  (Un-deux-trois-soleil!; Doucement sous mes yeux) et les valses, les musiques du monde, le reggae, le blues, le jazz des années trente, Fats Waller, (Lance des balles) les ballades folk et beaucoup d’autres choses encore. Donc au fur et à mesure de l’écriture j’allais avec une nouvelle chanson tous les mois  rendre visite à Nathalie Fortin pianiste et arrangeur de ce disque et nous commencions à parler ensemble, à débroussailler les choses, je lui jouais la chanson à la guitare, on discutait des couleurs, du climat que l’on imaginait. C’était assez facile car nous étions quasiment toujours d’accord sur tout, nous avons les mêmes goûts. Très vite le guitariste Jack Ada s’est imposé: pour ceux qui ne le sauraient pas Jack est le premier guitariste avec lequel j’ai travaillé, j’ai fait mes premières scènes avec lui avant même d’avoir enregistré mon premier disque… en 1975! Nous nous sommes éloignés un temps  puis retrouvés autour de Michel Haumont à la fin des années 90 où nous avons enregistré deux albums  et tourné ensemble durant dix ans. Cette présence de Jack est plus que symbolique car dans ce disque j’ai cherché à marier guitare et piano, ce qui se fait rarement, les deux instruments étant un peu rivaux. Le travail est devenu vraiment passionnant avec Nathalie et Jack, la répartition des rôles dans les chansons: dans les bossa c’est évidemment la guitare qui conduit mais les choses sont beaucoup plus subtiles  dans d’autres morceaux comme les valses Jardin des plantes ou Le chant du voyageur où c’est un vrai dialogue entre les deux instruments. Jack a pu varier les sonorités entre guitare cordes métal, cordes nylon, utilisation du bottleneck, ukulélé, guitare électrique… et Nathalie a utilisé de temps en temps le piano fender, la clavietta, l’orgue Hammond, le vibraphone. Les autres musiciens se sont vite trouvés: Jean My Truong qui est un batteur très fin avait déjà joué sur l’album « Tout m’étonne » et nous avions fait le Bataclan ensemble, Paul Mindy avait joué toutes les percussions de « Tout m’étonne » et  de l’album «Dimanche après-midi» . Nouveaux arrivants: Marie Mazille, clarinettiste exceptionnelle et Olivier Moret, grand contrebassiste. Il n’y a ni boucles, ni ambiances, ni programmes, le disque est acoustique et a été enregistré quasi en direct avec quelques ré-enregistrements de guitares et de percussions. Je dois ici saluer le travail d’ingénieur du son de Laurent Compignie au studio Malambo de Bois-Colombes, qui s’est révélé comme le véritable maître d’oeuvre de ce disque par sa présence discrète, l’efficacité de son travail et son goût très sûr. Ce disque n’a pas de « directeur artistique » à proprement parler, la direction a été réalisée par Nathalie, Laurent et moi. Il n’est pas superflu non plus de dire qu’après cinq ans de tournée en piano-voix avec Nathalie Fortin, je tenais vraiment à lui confier les arrangements de ce disque et qu’elle ne m’a  pas déçu: elle y a apporté toute sa sensibilité, sa finesse et sa musicalité, les arrangements sont sobres mais très riches en même temps, elle sait  laisser la place aux autres musiciens afin que chacun puisse s’exprimer. À aucun moment elle ne cherche à tirer la couverture à elle, elle se met au contraire constamment au service du morceau. C’est une grande musicienne.

Q : La chanson Just like you, outre un bout de refrain en anglais, a des airs de reggae et détonne sur le disque, était-ce un besoin de créer une rupture ou d’attirer un public plus jeune ?

R : Cela fait des années que je suis choqué par l’attitude des pays occidentaux qui se permettent de critiquer les pays émergents, notamment en ce qui concerne le domaine de la pollution. Nous qui polluons et avons à peu près tout pollué durant tout le 20e siècle nous venons donner des leçons à la Chine, au Brésil et aux pays du tiers-monde… l’idée d’une chanson avec un refrain en anglais s’est  vite imposée de même que le reggae. C’est le deuxième que j’écris après L’eau de la rivière, j’aime beaucoup la souplesse et la fluidité du reggae, c’est LA musique revendiquée dans tous les pays pauvres. « Le jour et la nuit » est conçu comme un aller-retour entre monde intérieur et monde extérieur, les sentiments du moi et les problématiques de la société. Just like you répond d’une certaine manière à la chanson Homme en boubou femme en sari, évocation des rapports de l’occident avec le tiers-monde, via la colonisation et ses conséquences sur nos sociétés d’aujourd’hui, c’est presque un dyptique. Le disque s’ouvre sur une chanson d’amour, d’absence et de perte, chanson autobiographique, et tout de suite arrivent le « contexte », le monde, l’histoire, la planète terre, son fracas et sa fureur: c’est évidemment voulu, de même que la transition en douceur avec Tout ce qui reste. Just like you est une fable,  pourtant c’est bien comme ça que ça se passe, l’homme n’apprend jamais rien et ne réagit, contraint et forcé, qu’après les catastrophes, et encore. Nous connaissons la gravité des problèmes qui se posent mais personne ne veut donner l’exemple, personne ne veut s’y attaquer sérieusement, en tous cas pas les politiques. Au Japon on vient de revoter le programme de centrales nucléaires.

Il faudra donc encore beaucoup d’autres Fukushima avant qu’on se décide d’arrêter. Monsanto et ses brevets sur le vivant, l’exploitation de gaz de schiste,  c’est pareil.

Donc, en avant la télé-réalité et youpi !  Just like you.

Q : Depuis longtemps, dans tes chansons, tu sembles mettre de côté l’humour, alors que tu avais habitué ton public à des parodies, des satires, des jeux de mots (parfois comme Boby Lapointe). Tu mets désormais l’accent sur la fibre sombre et directe, déjà développée avec Deux minutes fugitives ou Le maître d’école. Tu préfères garder l’humour pour les sketches entre les chansons et les lectures publiques d’auteurs comiques ?

R : Cela fait un moment que je n’ai plus envie d’écrire de chansons humoristiques, c’est vrai, c’est comme ça, je n’ai pas grand commentaire à faire à ce sujet. Je ne renie pas pour autant celles que j’ai écrites par le passé, d’ailleurs elles sont là bien présentes dans le nouveau récital: Le gros chat du marché, Le président et l’éléphant, Corso fleuri, Neuilly blues, La java sans modération et quelques autres… Dans ce nouveau tour je privilégie  les chansons, il n’y a pas de sketch. Pour moi les nouvelles chansons ne sont pas «sombres», bien au contraire, elles se situent dans une veine poétique et j’espère qu’elles toucheront le public.

Comment dire… ? Je ne suis pas très à l’aise avec l’humour actuel qui ne me fait ni rire ni sourire, j’ai l’impression d’être décalé,  pas en phase avec l’époque, la plupart du temps je reste affligé, accablé, consterné, frappé de stupeur, hébété, je me dis que je ne dois pas être normal de ne rien trouver de drôle là où les gens se tapent sur les cuisses. Dans ce contexte je préfère m’abstenir.  Je ne sais pas pour le Québec mais ici en France c’est effarant, les « comiques » sont partout, omniprésents, omnipotents, et quasiment jamais drôles. Ils participent à cette espèce de « fête obligée » véhiculée par les médias, que je trouve parfaitement sinistre: plus le monde va mal, plus ils en rajoutent, c’est monstrueux, ça me dégoûte, dès que j’en vois un ou que j’en entends un, je coupe, j’éteins, je pars en courant, je m’enfuis,  pourtant dieu sait si j’aime rire ! mais pas de ce rire-là, pas de cette dérision-là, pas de cette frivolité-là. Je trouve que ça ressemble de plus en plus à une vaste entreprise d’abrutissement collectif.

Q : Il y a un an ou deux, tu me confiais que vu l’état actuel de l’industrie de la musique, où le cd est en train de disparaître au profit du mp3, tu avais conscience que ce serait probablement ton dernier album sous format physique. Où en es-tu présentement, à l’heure où ton opus sortira des usines d’impression ? Est-ce que le cd bénéficiera d’une bonne distribution dans la francophonie ?

R : À l’heure actuelle je suis dans la préparation de la sortie du «Jour et la nuit». La suite dépendra de l’accueil que recevra ce disque.

« Si le public en veut je les sors dare-dare/S’il n’en veut pas je les remets dans ma guitare » (Georges Brassens, Les trompettes de la renommée)

     Le disque sortira sous le label  – « étiquette » en québécois –  « Traficom Musik » , distribué par  « L’Autre Distribution », qui sont tous de bons professionnels, une bonne maison de distribution et une bonne attachée de presse, Cathy Baumerder, avec qui j’ai souvent travaillé depuis vingt ans. Après c’est comme tout, la distribution dépend du succès qui dépend de la promotion qui dépend de l’accueil des médias qui dépend du poids de la maison de production qui dépend du succès qui dépend de  l’air du temps… Parfois il vaut mieux avoir directement une histoire d’amour avec Sophie Marceau, ça fait gagner du temps. J’y pense.

   Ce qui a vraiment changé  depuis quelques années chez nous c’est que le service public à quelques rares exceptions près a progressivement adopté les mêmes critères que le privé tout en étant financé par l’argent  du contribuable. Cela ne pourra pas durer éternellement. Si le secteur privé a une logique qui est celle de la rentabilité, quelle est donc celle du secteur public quand il ne joue plus son rôle ?

  Il faudrait repenser le mode de financement du service public et redéfinir  son cahier des charges. La même analyse s’applique d’ailleurs à la programmation des Scènes Nationales où les notions de risque, de découverte, de curiosité, d’audace et de pluralisme semblent avoir disparu.

Q : Tu pars en tournée bientôt pour diffuser «Le jour et la nuit». Comme artiste, quel moment préfères-tu ? La création, seul chez toi ? L’enregistrement studio ? Chanter en public ? Si tu devais n’en choisir qu’un…

R : Je crois que ce que je préfère c’est quand les choses ont du sens, c’est-à-dire quand la voix d’un artiste peut résonner  et toucher les gens. Le problème aujourd’hui c’est que les intermédiaires décident ce qu’il convient de transmettre au public, qu’une grande partie de la création artistique contemporaine ne trouve pas d’écho et que le formatage gagne. Le monde de l’Internet permet certes de diffuser son travail mais pas de gagner sa vie, ni même simplement de retrouver sa mise de fonds. À terme tout le monde comprend que ce n’est évidemment pas une économie viable.

  Pour répondre à la question je crois que ce que je préfère c’est quand même la scène, toujours dans l’instant et toujours recommencée, sans la pression du fait que ce qui va être gravé le sera pour toujours, et sans  l’aspect financier du disque (dont les coûts de fabrication n’ont pas baissé mais dont les chiffres de vente ont chuté de 70%)  et dont le succès aléatoire dépend de quelques personnes au pouvoir exorbitant.

Sinon, c’est vrai, quand je trouve une rime qui me plaît, ou un accord qui sonne bien, je suis heureux.

Gilbert Laffaille: prélude à un entretien

2 août 2013

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Préambule à l’entretien que m’accordera l’auteur-compositeur-interprète français Gilbert Laffaille pour son nouvel opus, Le jour et la nuit. Rendez-vous en septembre.

Il est difficile d’écrire sur Gilbert Laffaille. Tant d’autres ont  chanté ses louanges: le grand historien de la chanson française Claude Duneton, l’écrivain Philippe Delerm, plusieurs journalistes, un public fervent. Et ce, depuis ses débuts en 1977 avec son morceau fétiche, Le président et l’éléphant, une charge contre le président français de l’époque, chasseur en Afrique dans ses loisirs.  C’était féroce, subtilement troussé, sans lourdeur. Une patte était née.

Difficile de raconter Laffaille sans utiliser la première personne du singulier, et on me pardonnera de faire une exception pour lui. Mais s’il est une œuvre chansonnière exceptionnelle, c’est bien la sienne. Tentative de rapiécer ma mémoire…

En 1997, j’avais vingt-deux ans. J’avais tellement aimé les chansons de Gilbert Laffaille (probablement découvertes grâce aux cd Tout m’étonne et Ici) que j’avais décidé de lui écrire une lettre. À la main! Avec ma calligraphie plus qu’approximative (j’aurais dû faire médecin)… De l’autre côté de l’Atlantique, l’artiste m’avait répondu : très sympathique, généreux, disponible. Et moqueur. Comme je lui confiais mon âge, il m’avait dit en substance : «Vous faites mal vos « 2 ». Ainsi je n’ai pas compris si vous avez 92 ans ou 22, je suis perplexe.» J’ai éclaté de rire. Le chanteur a de l’humour, l’homme aussi.

Deux ans plus tard, j’ai pris l’avion pour la France afin – entre autres – d’assister au festival de chanson de Montauban, Alors chante! Trois spectacles me tenaient particulièrement à cœur : Les Hurleurs en première partie de Thiéfaine, Michèle Bernard et, bien sûr, Laffaille. J’ai eu l’occasion d’échanger avec lui quelques mots pendant les festivités, mais comme il était plutôt pris par ses activités professionnelles, j’ai davantage parlé avec sa femme Josiane qui s’occupait de la carrière de son mari avec dévouement et enthousiasme, deux qualificatifs qui collent parfaitement aux amateurs de ses chansons.

Nous étions en 1999, il venait de lancer un nouvel opus magnifique, La tête ailleurs, un de ses meilleurs en carrière. Tellement bon, en fait, qu’à peine paru, j’avais déjà hâte au suivant… Impatience de découvrir en permanence des chansons fraîches de sa plume. Car aussi vaste et vieille que soit la chanson française, il n’y a pas un seul artiste qui lui ressemble. On ne peut le confondre avec personne.

Finalement, les nouvelles chansons de Laffaille auront mis 14 ans à paraître. Elles sortent en octobre. Pendant ces longues années de disette, l’homme a vécu des maladies, des drames personnels. L’artiste a réenregistré en différentes formules ses vieux titres (public, studio, arrangés ou piano-voix), a participé à des hommages à Allain Leprest ou Julos Beaucarne… À peine quelques chansons inédites pour lui-même, Véronique Pestel, Francesca Solleville, Gérard Pierron…

Il était grand temps qu’il revienne avec un opus personnel.

En attendant notre entretien, vous pouvez lire celui qu’il a accordé en mars 2011 au webzine Vapeur Mauve où il revient sur sa carrière, ses apprentissages entre Bob Dylan et la chanson française. Le pdf est consultable ici. On peut aussi le télécharger sur cette page.

La discothèque idéale # 21

30 août 2012

Gilbert Laffaille, Tout m’étonne (1996)

D’ordinaire, les mélomanes ne jurent que par les versions originales et regardent les reprises avec un peu de dédain. Pourtant, quand on réenregistre avec autant de talent et de doigté que Gilbert Laffaille avec Tout m’étonne, il faut s’incliner. On a affaire ici à une somme prodigieuse grâce, entre autres, aux arrangements sobres et incisifs du guitariste Michel Haumont.

L’auteur-compositeur français résume ici deux décennies de chansons singulières qui ont débuté avec Le président et l’éléphant, une satire du chef d’état de la France à l’époque, Valéry Giscard D’Estaing, et de son penchant pour la chasse. Ce titre connut un certain retentissement et on pouvait admirer le travail d’auteur: on se met dans la peau de l’éléphant, c’est lui qui cause. Texte féroce, drôle, fable admirable.

Laffaille manie l’art satirique en attaquant notamment les médias avec le désopilant Corso fleuri. Avec Neuilly blues, il se paie la tête d’artistes qui s’inventent un passé prolétaire… Le chanteur s’en prend également, toujours avec finesse ou humour, au racisme (Dents d’ivoire et peau d’ébène; Le gros chat du marché).

On retrouve aussi dans ce recueil de splendides chansons contemplatives (Tout m’étonne; Neige). Sans oublier le regard qu’il porte sur les choses de ce monde avec une sensibilité à fleur de peau (Deux minutes fugitives).

On passera rapidement sur deux morceaux «humoristiques» mais qui ne cadrent vraiment pas avec l’ensemble (C.Q.F.D; Les bigoudis par douze). Tout le reste est délectable, dont la chanson Sac à dos pataugas, voyageuse qui convie Kerouac et Rimbaud, et qui est belle comme une bohémienne à qui on s’attacherait et qu’on voudrait retenir le plus longtemps possible.

De Gilbert Laffaille, on aurait pu choisir pour cette discothèque idéale son dernier disque original, La tête ailleurs, qui date déjà de 1999 (et toujours avec Michel Haumont aux arrangements, ça ne trompe pas). En attendant la suite promise pour bientôt. C’est l’espoir qui resurgit.

(billet inédit; 30 août 2012)

Salut, Delerm!

27 août 2012

On savait que Vincent Delerm avait cette particularité pour un chanteur d’aimer vraiment son art, d’être à l’écoute des autres.

Son père n’est pas en reste. Philippe Delerm avait signé – paroles et musique – une magnifique chanson (Comme dans les dessins de Folon) interprétée par Yves Duteil, une perle un peu dissimulée (comme Oscar de Renaud).

Dans son livre «Écrire est une enfance», Delerm père revient dans un beau chapitre sur son amour de la chanson, celles des autres, celles qu’il a écrites en attendant qu’on s’intéresse à ses livres, celles qu’il fait étudier en classe (Souchon, Jean Sommer, Gilbert Laffaille, etc.).  On ne peut s’empêcher d’en citer le dernier paragraphe:

«Je ne peux quantifier la part que la chanson tient dans mon écriture et dans mon plaisir de continuer à écrire, mais elle compte infiniment. Oui, je crois que les chanteurs sont aussi mes écrivains préférés.»

Leprest s’éteint de nouveau

24 décembre 2011

Louis Capart

Quelques réflexions en vrac pour terminer 2011, avant de s’enfouir dans les festivités…

On parle de moins en moins de chanson francophone dans les médias. Il n’y a qu’à voir ce qu’écoutent les chanteurs francophones eux-mêmes et les palmarès personnels des journalistes pour se l’expliquer: ils s’intéressent au franco dans une proportion de 15 à 20 % environ. En plus, même les Français se sont mis à chanter en anglais. Karkwa disait grosso modo être le seul groupe à chanter en français dans les festivals européens!

En 2005, le franco avait la cote: Les Inrocks (aussi bien dire la Bible) en parlaient régulièrement avec des papiers autant sur Léo Ferré et Brassens que sur Albin de la Simone et Vincent Delerm. Plus aujourd’hui. L’intérêt s’est émoussé. Il continue à sortir énormément de chanson française, mais elle n’est plus un phénomène branché, regagnant sa ringardise d’autrefois.

Moi-même, j’écoute beaucoup de pop et de nouvelle chanson françaises, délaissant toute une part importante du répertoire: les chanteurs à texte, «poétiques», Rive Gauche… Ces artistes de grande qualité existent encore, mais plus personne n’en parle.

Pourtant, une des plus belles rééditions de la dernière année, on la doit à Louis Capart, un chanteur tout ce qui a de plus traditionnellement poétique, proche de la mi-soixantaine et trente ans de carrière derrière lui. Il a publié le double cd «Premières chansons – L’intégrale» (en fait presqu’intégrale). Les amateurs de Bertin, Caussimon, Brassens, Ferré devraient se ruer là-dessus. La parole et la guitare sont limpides, d’une grande beauté.

Mais il faut également dire que cette chanson-là est difficile à trouver, souvent autoproduite.

Et qu’elle peut aussi être assez peu imaginative.

Allain Leprest est le meilleur exemple.

Ça fait au moins 15 ans que tous les spécialistes de la chanson française à texte (c’est-à-dire les descendants de Brel-Brassens-Ferré) déclarent Leprest le plus génial des méconnus. Génial, c’est vrai, il peut l’être: dans son album «Voce a mano», déjà présenté ici. Excellent parolier pour Francesca Solleville, Romain Didier (Les grilles, par exemple).

Hélas, pendant les dix dernières années de sa vie, car il a choisi de nous quitter cet été, il n’était juste plus à la hauteur, alignant les productions sans grand intérêt. La maladie était passée par là.

Juste avant de partir, il a enregistré, avec un accompagnement de piano pour le soutenir, les voix de son nouvel album: «Leprest symphonique». Son ami et fidèle complice Romain Didier a écrit les arrangements pour orchestre, Leprest ne les a jamais entendus. La formation symphonique est venue après coup pour poser leurs notes sur sa voix très abîmée par une quarantaine d’années de tabagisme, l’alcool…

Ça aurait pu être grandiose, car les arrangements le sont. Didier est un maître. Hélas, le CD déçoit.

Leprest lui-même n’a plus l’expressivité qui faisait sa force. À juste titre, on le comparait à Brel.

Mais le pire, c’est le choix des chansons. Son producteur et lui ont trié ensemble et sélectionné parmi des centaines de textes.

Ce n’est pas très heureux. Des choses faiblardes ou sans intérêt. Des versions nettement moins bonnes que les originales. Pour celles que Leprest n’a pas pu enregistrer lui-même, on a demandé à ses copains de venir donner un coup de voix: Daniel Lavoie (excellent), Enzo Enzo, Christophe, Romain Didier, etc.

Il manque des chansons magnifiques et méconnues, qui auraient donné une valeur supplémentaire pour les déjà amateurs de Leprest qui en ont marre d’entendre sans arrêt le même répertoire de scène. Par exemple, Le dico de grand-mère; Le poing de mon pote; Garde-moi la mer; Chanter des fois; Le Cotentin; etc.

Pour résumer la carrière de Leprest, on préférera se repasser «Il pleut sur la mer», un enregistrement à l’Olympia de 1995…

Le point commun de ce cd en public et la réédition de Louis Capart, outre la belle poésie de l’écriture, la qualité des mélodies?

La richesse du livret. La reproduction des textes. Des photos sobres et évocatrices.

Des chanteurs de paroles à prendre le temps de réécouter.

Pour 2012, on souhaite le retour d’un des meilleurs parmi eux: Gilbert Laffaille.