
«Une chanson, ça n’est ni une grande musique ni un texte extraordinaire. Chanteurs, nous ne sommes pas des acteurs, mais des bâtards de tout ça. Nous nous battons avec de toutes petites choses fragiles qui peuvent gagner les coeurs.» (Leprest)
Là, répandue sur la table, une partie de l’œuvre de l’auteur-interprète Allain Leprest, un des artistes français les plus originaux et puissants des trois dernières décennies. Affecté par la maladie, il a choisi de nous quitter la mi-cinquantaine à peine dépassée… Culte, célébré par ses pairs, la presse spécialisée et la frange du public qui le connaissait, il demeure inconnu pour la majeure partie des gens.
On souhaiterait que ceux-ci tombent par hasard, sur les pointes, sur cet ouvrage «Allain Leprest, dernier domicile connu» (chez l’Archipel) du journaliste et animateur Marc Legras, amoureux de la chanson française. Une biographie passionnée de Leprest. Depuis le temps qu’on attendait un ouvrage de référence sur lui, enfin on l’a. La démarche sérieuse, consistante, suscite l’admiration, elle a dû demander des années pour rencontrer l’artiste, colliger les textes, enquêter, réécouter les disques, voir les spectacles… Il faut saluer ici la somme de travail.
On aime le chanteur mais on sait aussi que ses disques ne sont pas toujours à la hauteur de son écriture et de ses spectacles expressionnistes. On l’a comparé parfois à Jacques Brel, et c’est vrai qu’il partage un charisme scénique et une plume qui trempe dans la même audace et inspiration. Mais sous son nom, on trouve seulement deux immenses albums : Voce a mano (qui fait partie de ma discothèque idéale) et son Olympia 1995. Pour le reste, il faut fouiner, piocher pour extraire les chansons grandioses entourées de titres assez ternes ou gâchés en partie à cause des arrangements (les deux premiers disques et Nu) ou de la piètre interprétation pour cause de maladie (la dernière décennie de sa vie).
On n’évoque guère les scories dans la bio de Legras, elle reste assez neutre ou admirative. Ça manque parfois de regard critique, certains passages ne sont pas clairs ou précis… Mais globalement, le biographe fait de l’excellent boulot en nous expliquant les racines de l’œuvre et du personnage Leprest, à l’aide d’entretiens qu’il a réalisés avec lui, d’extraits de chansons et de presse, de comptes rendus de spectacles, etc.
Legras cherche à éclairer la démarche artistique de Leprest, sans trop se perdre sur des détails de la vie privée, et c’est tout à son honneur. Lire une biographie pour comprendre une œuvre, et non pas fouiner dans le passé de l’Artiste… Tant mieux ! Par contre, le biographe esquisse trop rapidement les histoires d’amour de Leprest pour qu’on puisse en saisir la teneur. Et puisque ces romances jouent un rôle dans les textes futurs, on aurait ainsi pu élaborer un peu plus, tout en restant respectueux… On semble aussi avoir oublié que Leprest était venu chanter au Québec autour de 1998 dans le cadre du Coup de cœur francophone. Son cd «Nu» n’étant pas paru chez nous, il a été impossible aux spectateurs de mettre la main dessus, puisque le chanteur en avait apporté à peine quelques exemplaires pour les médias, le lot vite épuisé… Quand on ne sait pas se vendre, on reste souvent méconnu, et ce n’est pas toujours la faute des Méchants Médias…
Leprest est aussi un immense parolier pour ses collègues, que l’on pense surtout à Francesca Solleville (indispensable cd «All dente – enregistrement du spectacle») ou avec Romain Didier… Il a été mis en musique entre autres par Jean Ferrat et par l’extraordinaire Gérard Pierron. C’est l’histoire de ses amitiés, de ses rencontres artistiques qui s’étend sur 337 pages comme un pur régal pour l’amateur de cet auteur culte, trop souvent déifié.
Le livre de Legras est précieux, mais il participe aussi à une tendance lourde dans l’édition que l’on remarque de plus en plus depuis une dizaine d’années. Les lacunes éditoriales: quelques fautes dans les titres, dans les citations de paroles ou les noms propres, des omissions dans la discographie, à la rigueur ça passe encore. Mais un ouvrage de 400 pages (incluant une cinquantaine juste pour l’annexe) sans table de matières, c’est inacceptable. Et un index des personnes citées aurait été grandement utile pour s’y retrouver. Passer des années à faire des recherches sur un chanteur, écrire une bio en bien des points admirable, s’investir à fond, avec passion, tout ça Legras l’a fait. Il n’aurait manqué que l’éditeur y mette un peu plus du sien…
Dans les annexes, on trouve des textes rares ou inédits, un choix de paroles de chansons, de proses diverses, un article de Leprest sur le Tour de France…
Il existe un gros travail d’édition encore à réaliser autour de Leprest : les œuvres rares jamais (ou trop brièvement) parues sur cd dont parle Legras à plusieurs occasions, un recueil de ses textes (chansons, proses, articles, voire correspondances si elles existent) et la (re)mise en circulation des dvd documentaires sur le chanteur, dont tous ne nous sont pas parvenus… tout gourmand fouineur que l’on soit.
Marc Legras fait revivre Allain Leprest avec cet ouvrage et nous donne l’envie de renouer avec la voie leprestienne, encore et toujours, avec une acuité encore plus vive. Cette bio vaut son pesant d’espoir.
Dans sa chanson Combien ça coûte, il s’interrogeait sur la valeur des choses :
«Les mains de la flûtiste
Et l’orgasme du vent
La pluie sous ton imper
Les banquises de sable
Le salair’ de mon père
Répandu sur la table»
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