Archive for septembre 2013

Discret et précieux

30 septembre 2013

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En 2002, c’est la surprise. Une mutation. À ceux qui croyaient qu’Yves Desrosiers était guitariste dans La Sale Affaire, le fameux groupe de Jean Leloup, ou réalisateur du premier cd de Lhasa, le musicien répliquait qu’il savait aussi chanter.

Volodia, un premier opus magnifique sur lequel il interprétait en français des chansons de l’auteur-compositeur-interprète russe, Vladimir Vissotsky. Poignant, original, puissant. Un trésor caché.

Desrosiers s’y montre un interprète sensible, d’une voix sobre, discrète et vibrante.

Ensuite, il y aura Chansons indociles, dont on retiendra surtout le joli titre… Puis un album intime et plutôt sympa en duo avec son amie Bïa.

Mais c’est maintenant que les choses sérieuses reprennent. Desrosiers lance Bordel de tête et ça tape dans le mile. Vissotsky revient dans le répertoire, adapté par Bïa. D’autres auteurs sont mis en musique par le compositeur : l’acteur Robin Aubert, le regretté poète Gilbert Langevin… même l’omniprésent Roger Tabra est là.

Une pop-rock un brin électrique soulève ces chansons avec brio, le compositeur-interprète sait toujours émouvoir. Rien de tapageur dans ce cd, mais de l’efficace, et forcément l’envie de se le repasser. De l’ouvrage solide.

Seul bémol, on se demande si la nouvelle musique de Desrosiers  sur le poème La romance du vin de Nelligan était vraiment nécessaire, alors qu’André Gagnon et Monique Leyrac en avaient fait un chef-d’œuvre.

D’ailleurs, un message d’intérêt général aux musiciens-interprètes : pourriez-vous svp cesser de reprendre systématiquement les mêmes poèmes pour les mettre encore et toujours en musique ? Rimbaud n’a pas fait que Sensation et Le dormeur du val, Apollinaire n’a pas écrit que Le pont Mirabeau, Victor Hugo Demain dès l’aube ni Rose. De l’originalité que diable !

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Yves Desrosiers, Bordel de tête (Audiogram)

Lettre au frère de Renaud

5 septembre 2013

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Mon cher Thierry,

On se connaît un peu pour avoir échangé quelques messages, tu me dédicaças fort gentiment ton Bouquin d’enfer, un des nombreux ouvrages que tu as consacrés à ton frangin Renaud, ce chanteur qui occupe une place à part dans mon cœur. Quand on découvre la chanson française, vers 16 ans, avec Manu, Me jette pas, Morgane de toi, ça laisse des traces pour la vie.

Quand j’ai su que tu publiais encore un livre sur Renaud, j’ai soupiré de lassitude. Je me suis rappelé ce que tu écrivais dans Bouquin d’enfer à propos de la manie qu’a ton frère de consacrer des chansons à sa fille Lolita, à chacune des périodes de sa vie. Tu lui conseillais de tourner la page, de creuser un autre sillon. Aujourd’hui, après avoir parcouru Lettres à mon frère Renaud (chez L’Archipel), je t’offrirais le même conseil. Lâche-lui la grappe, à ton frangin. D’autant que cet essai supplémentaire n’apporte rien de neuf dans la compréhension de l’œuvre. C’est davantage un prétexte à parler de toi, à nous servir un Nos amis les chanteurs 5, déguisé. Tout ce que j’ai appris dans ces Lettres, c’est que Renaud a été très généreux envers toi, t’offrant des fringues de luxe, du fric, des boulots payants, etc.

Tu dresses un survol thématique de son œuvre. Mais ça, Baptiste Vignol l’a déjà fait avant toi, et bien mieux, dans Tatatssin, paroles de Renaud! (éditions Tournon).

Pourtant, mon bien cher Thierry, tu ne manques pas de talents. Je me suis régalé de ton hilarant, littéraire et très instructif Le roman de Renaud (1988), je l’ai lu et relu. Les deux premiers tomes de Nos amis les chanteurs étaient un festin d’humour et de bienvenue méchanceté dans ce triste monde de flagornerie qu’est le milieu artistique. J’ai encore en tête quelques-unes de tes formules: la dernière fois qu’on a vu Murat sourire, c’est quand il a appris que les hommes étaient mortels. Je cite de mémoire. Les tomes suivants étaient de trop, tout comme ces Lettres.

En tant que chanteur, tu as aussi offert un très bon deuxième disque (Tu seras comme le ciel) avec le guitariste québécois Luc Fortin (du duo Léveillé-Fortin) aux commandes. Il y a de grandes chansons là-dedans, qui font oublier que le premier cd était assez terne. J’étais dans la minuscule salle de la Place des Arts à Montréal quand tu y as chanté pour la première ou deuxième fois de ta vie en public. Ça devait être la deuxième car tu as pris la peine de faire une revue de presse des critiques parues sur toi le matin même. Tu tremblais comme une feuille tellement tu étais nerveux. Pourtant, tu as été charismatique et hilarant, encore et toujours. Renaud était d’ailleurs venu lui aussi t’encourager ce soir-là. J’étais allé le voir rapido pour lui dire de continuer à écrire des chroniques dans Charlie, que c’était franchement jouissif. Et à toi, aujourd’hui, je ne saurais que trop te recommander de retourner en studio pour enregistrer un troisième opus, plutôt que de chercher des puces à ton chanteur de frère.

Bien à toi,

Francis

Retrouver Laffaille

3 septembre 2013
Photo: Michel Lidvac

Photo: Michel Lidvac

C’est le grand retour de Gilbert Laffaille, un des plus importants auteurs-compositeurs francophones des trente dernières années. Voici enfin un opus de chansons originales, le dernier remontait à 1999. «Le jour et la nuit», dont la sortie officielle est pour la mi-octobre, renoue avec la contemplation, l’enfance, la bossa-nova, la douleur (très belle et pudique chanson d’ouverture sur le deuil, Si tu n’es plus là).

Il faut du temps pour amadouer ces nouvelles créations, elles sont exigeantes, pleines de retenue. On les laisse séjourner dans le cœur, s’y installer doucement, afin qu’elles y demeurent plus longtemps. Nous sommes ici loin de l’éphémère.

Après un préambule en guise de mise au point le mois dernier, le moment est venu de nous entretenir publiquement avec lui.

Q : Le dernier album de chansons originales remontait déjà à 1999. Depuis, tu as réenregistré tes vieux morceaux, fait des lectures publiques d’auteurs humoristiques, donné des récitals et écrit un livre pour enfants, mais presque pas de chansons nouvelles. Une décennie marquée par le deuil, les drames personnels, la maladie… Comment l’envie de te remettre à l’écriture t’est revenue ?

R : Disons que si je n’écrivais pas de nouvelles chansons, j’y pensais quand même tout le temps. C’était assez lancinant, comme un remords. Je savais que je n’avais pas d’autre solution que de m’y remettre mais je repoussais tout le temps car je savais ce qui m’attendait et je l’appréhendais. Je ne pouvais pas taire ce que j’avais vécu, mais comment le dire ? Ce qui m’est arrivé arrive à tout le monde et n’est pas très original. Là où cela se complique c’est si l’on est artiste… trouver le juste équilibre entre le fait de s’exprimer et la nécessité de le faire dans une forme capable de toucher les autres,  à la fois dire et dépasser son cas personnel pour aller vers le général. En tous cas, ne pas être indécent. Ce qui m’a aidé paradoxalement c’est le fait d’avoir deux filles encore jeunes et que vis-à-vis d’elles qui avaient perdu leur maman, je ne pouvais pas dire n’importe quoi (ce n’est pas mon habitude, mais là, la contrainte était encore supérieure). Il n’était pas question d’aller vers le sentimentalisme ou l’expression d’une plainte. J’ai finalement trouvé la solution à travers des contraintes formelles très spécifiques  qui m’ont pour ainsi dire obligé de prendre du recul par rapport au propos initial. En ce sens les ateliers d’écriture que j’ai animés pendant une dizaine d’années m’ont beaucoup aidé, je me suis appliqué à moi-même ce que je recommande souvent aux autres, notamment les fameux conseils de Verlaine dans son Art Poétique, de préférer l’impair , de casser la régularité du vers pour éviter de se laisser emporter au fil de la plume, ou ce que recommande Rilke dans ses «Lettres à un jeune poète»,  je cite de mémoire, «ne vous épanchez pas, ne parlez pas de la douleur, ne parlez que de l’expérience qui se dégage de la douleur, ne pleurez pas en public», ce genre de chose, trouver ce qui relie aux autres sans s’apitoyer, justifier en quelque sorte le fait que l’on se dit artiste, canaliser, sublimer.

Et puis c’est arrivé… à un moment où mon attitude vis-à-vis de l’écriture n’était de toutes façons plus tenable, où j’avais épuisé toutes les autres activités annexes entreprises (il y a eu aussi durant cette période l’écriture d’une pièce de théâtre, d’un conte pour enfants et d’un autre pour adultes) : un jour je reçois un coup de téléphone de Francesca Solleville qui me secoue les puces: elle me rappelle que cela fait déjà un moment qu’elle m’a demandé une chanson et qu’elle l’attend… ça a été le déclic. Je me suis dit: «tu pourrais quand même te bouger un peu! tu as une amie qui te fait l’amitié de te demander d’écrire pour elle et tu n’es pas foutu de le faire ! «Je lui ai écrit Chanter encore paroles et musique en un mois, assez facilement… j’ai vu que les jambes et le souffle étaient encore là et je me suis dit «tiens, je vais essayer d’en écrire une pour moi…» cela a donné Chez Mr Li que j’ai écrite également en un mois, j’en ai commencé une autre, et une autre et une autre puis je me suis dit: « allez, c’est le moment, j’y vais, je fonce, je me lance, merci Francesca!»

Q : Pour écrire et enregistrer ces 12 nouveaux titres, tu as mis environ 2 ans ? As-tu mis beaucoup de chansons de côté pour privilégier une unité de ton ?

R : En fait j’ai écrit seize chansons paroles et musique en un an et demi, sans compter les trois ou quatre qui n’ont pas abouti. L’essentiel pour moi était d’abord de m’exprimer, après ce que j’avais vécu et traversé, et de  le faire dans les termes que je viens de définir, il me fallait dire certaines choses pour m’en libérer, comme dans la chanson Si tu n’es plus là ou dans  Le chant du voyageur. C’est ensuite que je me suis mis à élaborer un album, à le construire. Cela veut dire: éviter les redites, veiller à la diversité des musiques, essayer d’aller à l’essentiel, soigner les transitions, les tempi, les modes, les tonalités, la versification,  etc.

Les chansons mises de côté n’ont pas été pour autant jetées au panier, peut-être verront-elles le jour sous une forme ou sous une autre. Je n’ai en tous cas aucun doute ni aucun regret sur le choix effectué.

Q : Je me suis laissé dire que le choix de l’ordre des titres du disque a été un vrai casse-tête. Qu’il a été changé plusieurs fois. Pourquoi ?

R : Oui et non: pour moi l’ordre était très clair depuis le début mais un disque est aussi un travail d’équipe et même si je suis auteur compositeur interprète il faut tenir compte des avis des personnes qui travaillent avec vous et  c’est là que c’est devenu plus difficile, personne n’étant d’accord. Au final j’ai écrit ce disque pour moi, pour mes enfants, pour les gens qui m’aiment mais aussi pour tous les autres, il faut donc intégrer cela. Auparavant je me battais bec et ongle pour imposer mon point de vue et j’en ressortais épuisé la plupart du temps. Je suis devenu plus souple, je me suis donc efforcé de réaliser la synthèse de tous les avis et je suis satisfait du résultat qui tient compte des paramètres exprimés, tous légitimes d’une certaine façon. Mais il ne faut pas accorder à ce point une importance exagérée: ce qui compte c’est quand même les chansons, le propos, l’écriture, la mélodie, les harmonies, l’interprétation, le choix de l’arrangement, la prise de son, le mixage, ce qui est dit et comment cela est dit. Le reste est un peu une cuisine accessoire, d’ailleurs à partir du moment où un disque a du succès plus personne ne se pose ce genre de question (tout comme pour le choix des pochettes).

Q : Après Ici (1994) et La tête ailleurs (1999), où tu mettais de l’avant essentiellement les guitares acoustiques, avec un peu de percussions, de piano ou d’accordéon, de quelle formule musicale avais-tu envie pour Le jour et la nuit ? Parle-nous du choix des musiciens…

R : Ce disque est un peu la synthèse et l’aboutissement d’un travail sur de longues années. Il y a eu la période accordéon avec Richard Galliano (puis Daniel Mille et Christian Toucas), la période guitare-guitare avec Michel Haumont, le piano-voix avec Léo Nissim puis Nathalie Fortin, je ne renie rien, je crois bien que j’ai tout aimé. Au début de l’écriture de ce disque j’avais envie d’un climat proche de celui des premiers disques de Serge Gainsbourg, la période jazzy d’avant l’arrivée des yé-yé. J’adore ce climat musical, le mélange piano, guitare électrique jazz, vibraphone et batterie jouée aux ballets. Quelques titres du « Jour et la nuit » témoignent de ce goût, par exemple Comme un ange au paradis, La chambre rose ou Tout ce qui reste. Mais ce n’est pas si simple parce que j’ai toujours aussi beaucoup aimé les bossa-nova  (Un-deux-trois-soleil!; Doucement sous mes yeux) et les valses, les musiques du monde, le reggae, le blues, le jazz des années trente, Fats Waller, (Lance des balles) les ballades folk et beaucoup d’autres choses encore. Donc au fur et à mesure de l’écriture j’allais avec une nouvelle chanson tous les mois  rendre visite à Nathalie Fortin pianiste et arrangeur de ce disque et nous commencions à parler ensemble, à débroussailler les choses, je lui jouais la chanson à la guitare, on discutait des couleurs, du climat que l’on imaginait. C’était assez facile car nous étions quasiment toujours d’accord sur tout, nous avons les mêmes goûts. Très vite le guitariste Jack Ada s’est imposé: pour ceux qui ne le sauraient pas Jack est le premier guitariste avec lequel j’ai travaillé, j’ai fait mes premières scènes avec lui avant même d’avoir enregistré mon premier disque… en 1975! Nous nous sommes éloignés un temps  puis retrouvés autour de Michel Haumont à la fin des années 90 où nous avons enregistré deux albums  et tourné ensemble durant dix ans. Cette présence de Jack est plus que symbolique car dans ce disque j’ai cherché à marier guitare et piano, ce qui se fait rarement, les deux instruments étant un peu rivaux. Le travail est devenu vraiment passionnant avec Nathalie et Jack, la répartition des rôles dans les chansons: dans les bossa c’est évidemment la guitare qui conduit mais les choses sont beaucoup plus subtiles  dans d’autres morceaux comme les valses Jardin des plantes ou Le chant du voyageur où c’est un vrai dialogue entre les deux instruments. Jack a pu varier les sonorités entre guitare cordes métal, cordes nylon, utilisation du bottleneck, ukulélé, guitare électrique… et Nathalie a utilisé de temps en temps le piano fender, la clavietta, l’orgue Hammond, le vibraphone. Les autres musiciens se sont vite trouvés: Jean My Truong qui est un batteur très fin avait déjà joué sur l’album « Tout m’étonne » et nous avions fait le Bataclan ensemble, Paul Mindy avait joué toutes les percussions de « Tout m’étonne » et  de l’album «Dimanche après-midi» . Nouveaux arrivants: Marie Mazille, clarinettiste exceptionnelle et Olivier Moret, grand contrebassiste. Il n’y a ni boucles, ni ambiances, ni programmes, le disque est acoustique et a été enregistré quasi en direct avec quelques ré-enregistrements de guitares et de percussions. Je dois ici saluer le travail d’ingénieur du son de Laurent Compignie au studio Malambo de Bois-Colombes, qui s’est révélé comme le véritable maître d’oeuvre de ce disque par sa présence discrète, l’efficacité de son travail et son goût très sûr. Ce disque n’a pas de « directeur artistique » à proprement parler, la direction a été réalisée par Nathalie, Laurent et moi. Il n’est pas superflu non plus de dire qu’après cinq ans de tournée en piano-voix avec Nathalie Fortin, je tenais vraiment à lui confier les arrangements de ce disque et qu’elle ne m’a  pas déçu: elle y a apporté toute sa sensibilité, sa finesse et sa musicalité, les arrangements sont sobres mais très riches en même temps, elle sait  laisser la place aux autres musiciens afin que chacun puisse s’exprimer. À aucun moment elle ne cherche à tirer la couverture à elle, elle se met au contraire constamment au service du morceau. C’est une grande musicienne.

Q : La chanson Just like you, outre un bout de refrain en anglais, a des airs de reggae et détonne sur le disque, était-ce un besoin de créer une rupture ou d’attirer un public plus jeune ?

R : Cela fait des années que je suis choqué par l’attitude des pays occidentaux qui se permettent de critiquer les pays émergents, notamment en ce qui concerne le domaine de la pollution. Nous qui polluons et avons à peu près tout pollué durant tout le 20e siècle nous venons donner des leçons à la Chine, au Brésil et aux pays du tiers-monde… l’idée d’une chanson avec un refrain en anglais s’est  vite imposée de même que le reggae. C’est le deuxième que j’écris après L’eau de la rivière, j’aime beaucoup la souplesse et la fluidité du reggae, c’est LA musique revendiquée dans tous les pays pauvres. « Le jour et la nuit » est conçu comme un aller-retour entre monde intérieur et monde extérieur, les sentiments du moi et les problématiques de la société. Just like you répond d’une certaine manière à la chanson Homme en boubou femme en sari, évocation des rapports de l’occident avec le tiers-monde, via la colonisation et ses conséquences sur nos sociétés d’aujourd’hui, c’est presque un dyptique. Le disque s’ouvre sur une chanson d’amour, d’absence et de perte, chanson autobiographique, et tout de suite arrivent le « contexte », le monde, l’histoire, la planète terre, son fracas et sa fureur: c’est évidemment voulu, de même que la transition en douceur avec Tout ce qui reste. Just like you est une fable,  pourtant c’est bien comme ça que ça se passe, l’homme n’apprend jamais rien et ne réagit, contraint et forcé, qu’après les catastrophes, et encore. Nous connaissons la gravité des problèmes qui se posent mais personne ne veut donner l’exemple, personne ne veut s’y attaquer sérieusement, en tous cas pas les politiques. Au Japon on vient de revoter le programme de centrales nucléaires.

Il faudra donc encore beaucoup d’autres Fukushima avant qu’on se décide d’arrêter. Monsanto et ses brevets sur le vivant, l’exploitation de gaz de schiste,  c’est pareil.

Donc, en avant la télé-réalité et youpi !  Just like you.

Q : Depuis longtemps, dans tes chansons, tu sembles mettre de côté l’humour, alors que tu avais habitué ton public à des parodies, des satires, des jeux de mots (parfois comme Boby Lapointe). Tu mets désormais l’accent sur la fibre sombre et directe, déjà développée avec Deux minutes fugitives ou Le maître d’école. Tu préfères garder l’humour pour les sketches entre les chansons et les lectures publiques d’auteurs comiques ?

R : Cela fait un moment que je n’ai plus envie d’écrire de chansons humoristiques, c’est vrai, c’est comme ça, je n’ai pas grand commentaire à faire à ce sujet. Je ne renie pas pour autant celles que j’ai écrites par le passé, d’ailleurs elles sont là bien présentes dans le nouveau récital: Le gros chat du marché, Le président et l’éléphant, Corso fleuri, Neuilly blues, La java sans modération et quelques autres… Dans ce nouveau tour je privilégie  les chansons, il n’y a pas de sketch. Pour moi les nouvelles chansons ne sont pas «sombres», bien au contraire, elles se situent dans une veine poétique et j’espère qu’elles toucheront le public.

Comment dire… ? Je ne suis pas très à l’aise avec l’humour actuel qui ne me fait ni rire ni sourire, j’ai l’impression d’être décalé,  pas en phase avec l’époque, la plupart du temps je reste affligé, accablé, consterné, frappé de stupeur, hébété, je me dis que je ne dois pas être normal de ne rien trouver de drôle là où les gens se tapent sur les cuisses. Dans ce contexte je préfère m’abstenir.  Je ne sais pas pour le Québec mais ici en France c’est effarant, les « comiques » sont partout, omniprésents, omnipotents, et quasiment jamais drôles. Ils participent à cette espèce de « fête obligée » véhiculée par les médias, que je trouve parfaitement sinistre: plus le monde va mal, plus ils en rajoutent, c’est monstrueux, ça me dégoûte, dès que j’en vois un ou que j’en entends un, je coupe, j’éteins, je pars en courant, je m’enfuis,  pourtant dieu sait si j’aime rire ! mais pas de ce rire-là, pas de cette dérision-là, pas de cette frivolité-là. Je trouve que ça ressemble de plus en plus à une vaste entreprise d’abrutissement collectif.

Q : Il y a un an ou deux, tu me confiais que vu l’état actuel de l’industrie de la musique, où le cd est en train de disparaître au profit du mp3, tu avais conscience que ce serait probablement ton dernier album sous format physique. Où en es-tu présentement, à l’heure où ton opus sortira des usines d’impression ? Est-ce que le cd bénéficiera d’une bonne distribution dans la francophonie ?

R : À l’heure actuelle je suis dans la préparation de la sortie du «Jour et la nuit». La suite dépendra de l’accueil que recevra ce disque.

« Si le public en veut je les sors dare-dare/S’il n’en veut pas je les remets dans ma guitare » (Georges Brassens, Les trompettes de la renommée)

     Le disque sortira sous le label  – « étiquette » en québécois –  « Traficom Musik » , distribué par  « L’Autre Distribution », qui sont tous de bons professionnels, une bonne maison de distribution et une bonne attachée de presse, Cathy Baumerder, avec qui j’ai souvent travaillé depuis vingt ans. Après c’est comme tout, la distribution dépend du succès qui dépend de la promotion qui dépend de l’accueil des médias qui dépend du poids de la maison de production qui dépend du succès qui dépend de  l’air du temps… Parfois il vaut mieux avoir directement une histoire d’amour avec Sophie Marceau, ça fait gagner du temps. J’y pense.

   Ce qui a vraiment changé  depuis quelques années chez nous c’est que le service public à quelques rares exceptions près a progressivement adopté les mêmes critères que le privé tout en étant financé par l’argent  du contribuable. Cela ne pourra pas durer éternellement. Si le secteur privé a une logique qui est celle de la rentabilité, quelle est donc celle du secteur public quand il ne joue plus son rôle ?

  Il faudrait repenser le mode de financement du service public et redéfinir  son cahier des charges. La même analyse s’applique d’ailleurs à la programmation des Scènes Nationales où les notions de risque, de découverte, de curiosité, d’audace et de pluralisme semblent avoir disparu.

Q : Tu pars en tournée bientôt pour diffuser «Le jour et la nuit». Comme artiste, quel moment préfères-tu ? La création, seul chez toi ? L’enregistrement studio ? Chanter en public ? Si tu devais n’en choisir qu’un…

R : Je crois que ce que je préfère c’est quand les choses ont du sens, c’est-à-dire quand la voix d’un artiste peut résonner  et toucher les gens. Le problème aujourd’hui c’est que les intermédiaires décident ce qu’il convient de transmettre au public, qu’une grande partie de la création artistique contemporaine ne trouve pas d’écho et que le formatage gagne. Le monde de l’Internet permet certes de diffuser son travail mais pas de gagner sa vie, ni même simplement de retrouver sa mise de fonds. À terme tout le monde comprend que ce n’est évidemment pas une économie viable.

  Pour répondre à la question je crois que ce que je préfère c’est quand même la scène, toujours dans l’instant et toujours recommencée, sans la pression du fait que ce qui va être gravé le sera pour toujours, et sans  l’aspect financier du disque (dont les coûts de fabrication n’ont pas baissé mais dont les chiffres de vente ont chuté de 70%)  et dont le succès aléatoire dépend de quelques personnes au pouvoir exorbitant.

Sinon, c’est vrai, quand je trouve une rime qui me plaît, ou un accord qui sonne bien, je suis heureux.