Archive for octobre 2013

Chants de l’Amérique francophone

29 octobre 2013

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Avec le tome 3 de ses «Légendes d’un peuple», Alexandre Belliard continue son œuvre de salubrité publique. Au lieu de gratter ses propres plaies, de nous parler des détails du quotidien, l’auteur-compositeur-interprète québécois a choisi un angle plus vaste, dressant un panorama des francophones d’Amérique.

Engagé, certes, mais à raconter notre Histoire, notre pays. À réveiller nos désirs d’indépendance. Il y a de quoi faire ricaner certains plumitifs chers collègues, qui n’ont sans doute que faire de la langue française, ni du pays à bâtir.

Belliard le fait avec conviction, avec modestie. À l’instar d’un Gilles Vigneault ou Félix Leclerc, il s’approprie notre territoire. Il reprend le flambeau pour chanter notre Histoire, avec ses traités, ses personnages importants. Sur ce troisième volume, il rend un bel hommage, émouvant, à Paul Rose dans La maison du pêcheur.

Il est à contretemps, à rebours d’une époque qui célèbre l’insignifiance, les babillages. Ça lui ouvre les portes des écoles, des routes d’Amérique pour présenter des chansons, des idées, qu’il est le seul à défendre de cette manière, à la fois fervente et humble. Seule Les lèvres ouvertes est un peu trop scolaire pour qu’on l’aime vraiment.

Mais au-delà de cette grandeur, Belliard réussit le pari de ne pas faire que de la pédagogie, mais un plaisir ludique. Ses guitares, sa voix, donnent à entendre de bonnes chansons, point final. Coup de chapeau au guitariste Hugo Perreault pour sa belle réalisation et ses arrangements efficaces.

Cette fois-ci, Belliard est épaulé par la voix de Chloé Sainte-Marie sur un titre, par la plume du poète/politicien Gérald Godin, d’Anne Hébert, Jean-Paul Daoust, en plus de la sienne évidemment. Il reprend le morceau qu’il avait écrit en hommage à Denis Vanier, La star du rodéo.

Au moins cinq tomes de Légendes sont prévus. Et il espère aussi sortir un opus de reprises de Renaud – on attend ça avec impatience. Longue route à Alexandre Belliard.

N.B. Le CD est également disponible en format livre/disque avec des textes de présentation de l’historien Gilles Laporte, mais attention cette version ne contient pas la liste claire des titres et des musiciens de la galette, glissée dans la couverture. Une lacune importante à réparer pour la prochaine fois. Parce que le disque, c’est le cœur de l’ouvrage, pas un simple accompagnement. Des infos qui se retrouveront, on l’espère, sur le site du chanteur.

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Alexandre Belliard, Légendes d’un peuple – tome 3 (Les Disques Gavroche)

Simplement

28 octobre 2013

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Chez Michel Rivard, on aime la manière artisanale de pratiquer le métier de faiseur de chansons. Pas de paillettes, pas de tenues flamboyantes, pas de scandales. Il donne toute son attention aux créations. Son premier 45 tours remonte à 1973: Belle journée pour un suicide. Toute une promesse en ces années hippies québécoises…

Il a donné à Beau Dommage quelques beaux succès, seul (La complainte du phoque en Alaska) ou avec le parolier Pierre Huet (Le blues de la métropole), dont certaines en solo que nous apprécions encore: Motel «Mon repos» et Le vent du fleuve (sur le meilleur album du groupe, «Passagers»).

Puis il s’est perdu comme presque tous ses collègues dans les années 80, avec un grand succès public pour «Un trou dans les nuages», mais qui a bien mal vieilli. Rivard préfère ses albums plus acoustiques, et nous aussi. Le dernier opus original personnel (on exclut sa comédie musicale «Les filles de Caleb») datait déjà de 2006. «Confiance», enregistré quasiment seul par l’auteur-compositeur, séduisait par son dépouillement, sa simplicité.

Rivard n’est pas le genre de chanteurs qui font  se pâmer, dont on vénère des œuvres fulgurantes. Non, son truc à lui, c’est l’efficacité, les chansons que l’on adopte parce qu’elles sont près de nous, qu’elles nous ressemblent. Un plaisir plus modeste mais important que l’on retrouve avec «Roi de rien», qui vient de paraître. L’artisan convie son groupe de musiciens (Le Flybin Band) à l’accompagner discrètement. C’est fait avec doigté et respect. L’album va son cours, on se promène dans les rues de Montréal, dans les déambulations de l’auteur. Pas de tubes foudroyants, juste un alliage fort agréable entre des mots quotidiens et de bonnes mélodies. D’ailleurs, ne manquez pas de télécharger gratuitement et légalement les suppléments: tous les morceaux en version acoustique (quasiment supérieure à celle orchestrée) et deux inédits.

L’auteur-compositeur-interprète sait toujours y faire, et on tient avec «Roi de rien» un album important dans sa discographie.

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Miche Rivard, Roi de rien (Spectra)

Brel aux Marquises: «gémir n’est pas de mise»

14 octobre 2013

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C’est une biographie à l’ancienne que signe le journaliste et éditeur Fred Hidalgo avec «Jacques Brel : L’aventure commence à l’aurore», qui vient de paraître chez L’Archipel. Il y raconte les dernières années du chanteur, son séjour aux îles Marquises. Le biographe prend son temps, donne moult détails, présente chacune des personnes citées. On plonge dans sa vie quotidienne, on dresse des paysages, avec un souci descriptif de tous les instants. Ce qui divisera les lecteurs. Les plus vieux se feront une fête de ces quasiment 400 pages, et les plus jeunes – ou les plus pressés – en auraient retranché au moins la moitié.

À quelques exceptions près, il faut attendre la deuxième moitié de l’ouvrage pour que l’on retrouve plus profondément le Brel chanteur, dans les entrailles de son ultime disque, Les Marquises.  On assiste à sa conception, ses variations, son enregistrement et son cheminement vers le public. De ces chapitres émouvants, se réjouira celui qui lit des essais d’abord pour approfondir une œuvre, dialoguer intérieurement avec le biographe sur la valeur esthétique de telle ou telle chanson (les cinq titres inédits de cette période ne sont-ils pas justement surestimés ? Les F…. n’était-elle pas si outrancière qu’elle en devient jubilatoire ?)…

Le bouquin est déjà en rupture de stock, il part en réimpression. Espérons que ça donnera envie à l’éditeur de continuer dans cette veine brelienne avec un recueil de la correspondance du chanteur. Qui sait si on ne pourrait pas ainsi découvrir une autre facette du Brel auteur?

Hidalgo est passionné de chanson, il la suit amoureusement depuis des décennies à travers les revues qu’il a fondées (Paroles et musique ; Chorus). Brel l’a marqué à vie. De bonnes raisons pour le convier pour un généreux entretien par courriel.

Q. : Pourquoi un nouveau livre sur Brel ? Celui de Marc Robine, que vous aviez vous-même édité, n’était-il pas la bio « définitive » ?

 

R. : Parce qu’il y avait urgence à raconter sa vie d’après. Celle qui, aux antipodes du Plat Pays, a suivi sa vie d’artiste et qui n’est qu’évoquée brièvement dans ses biographies. Après celle de Marc Robine (1998) mais aussi d’Olivier Todd (1984) et d’Eddy Przybylski (2008), il n’y avait en effet aucune raison d’écrire une nouvelle biographie de Jacques Brel, chanteur et acteur. En revanche, il m’a semblé important – à la lumière des témoignages étonnants recueillis en Polynésie – de rendre publique, dans le détail, la vie exemplaire de Jacques Brel, l’homme, à l’écart du monde, loin du show-business, des médias et du regard des autres.

 

Q. : Que représente Brel dans votre vie et dans la chanson française ?

 

R. : Beaucoup ! Le jour même de sa mort, Brassens a déclaré : « Dans la chanson, Jacques Brel est l’être le plus important qui soit ». Je n’ai rien à y ajouter. Sauf que, pour moi, il a été aussi l’artiste le plus important qui soit… J’ai toujours adoré la chanson, peut-être parce que ma grand-mère espagnole (qui avait franchi les Pyrénées en février 1939, à pied sous la neige, en compagnie seulement de ses deux filles, ma future mère et sa grande sœur) me chantait sans cesse des chansons durant ma petite enfance. Des chansons espagnoles bien sûr, mais j’adorais tout autant les chansons françaises que je découvrais en même temps, à la TSF, captivé, dès les années 54-55… Piaf et Trenet d’abord, Brassens très vite avec Le Gorille, et puis Ferré, d’autres encore, au répertoire plus « léger » comme Les Compagnons de la Chanson ou Les Frères Jacques. Mais c’est en 1957 que j’ai ressenti le choc de ma vie en entendant Jacques Brel chanter Quand on n’a que l’amour. Pour le fond, l’amour qu’on oppose au tambour et aux canons, mais aussi pour la forme avec son envolée lyrique finale qui deviendrait l’une des marques de fabrique de Jacques Brel ; ce qu’on finirait d’ailleurs par appeler « le crescendo brélien »…

 

Dès lors, l’homme et l’artiste feront partie de ma vie. L’homme à travers ses déclarations, ses interviews, ses choix, ses références – celle de Don Quichotte en particulier, « celui qui ne renonce jamais, qui se relève toujours… » – et l’artiste avec son œuvre, jusqu’à ce chef-d’œuvre de son dernier album, Jojo, où il écrivit quelques mots qui infléchirent sans doute le cours même de mon existence : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille par manque d’imprudence… » À l’époque, j’avais une carrière journalistique qui semblait sur les rails, avec un poste dans un grand quotidien parisien (France-Soir) qui me tendait les bras et « c’est peut-être Grand Jacques » – comme dit Allain Leprest – qui me fit y renoncer pour choisir l’imprudence, à savoir l’aventure du mensuel Paroles et Musique… Comme le dit encore Leprest, « On le saura jamais »… vraiment.

 

Q. : Combien de temps avez-vous séjourné et enquêté aux Marquises pour écrire cet ouvrage ? Avez –vous commencé à le rédiger sur place ?

 

R. : Nous sommes restés près d’un mois et demi en Polynésie, mon épouse et moi-même, sur les traces de Jacques Brel. Mais j’ai eu la chance de pouvoir compter aussi sur la présence d’un grand ami sur place, à Punaauia où Brel habitait lorsqu’il se rendait chaque mois à Tahiti – et où avait vécu aussi Gauguin trois quarts de siècle plus tôt. Un ami journaliste, Louis Bresson (dont je parle dans le livre). Grâce à lui, qui connaît tout le monde là-bas, j’ai pu compléter mon reportage et recouper ensuite certaines sources. Brel avait d’ailleurs contacté son beau-père, un photographe extrêmement réputé à Tahiti, pour une séance de photos. Probablement en vue du dernier album. Mais Sylvain, c’était son nom, a connu la honte de sa vie en oubliant carrément le rendez-vous ! Jacques a patienté longtemps dans son studio avant d’en partir assez furibard, m’a-t-on raconté…

 

Cela dit, je n’y partais pas pour écrire un livre sur Brel, pas du tout ! J’avais seulement dans l’esprit l’intention de chercher à vérifier si sa vie d’être humain parmi les autres, dont on ne savait jusqu’ici que fort peu de choses, avait été en quelque sorte conforme à sa vie d’artiste, en tout cas aux valeurs d’altruisme et d’humanisme qu’il prônait dans ses chansons… Rien d’autre, si ce n’est l’idée d’en rendre compte sur mon blog « Si ça vous chante » au retour. Il faut préciser que nous avons attendu trente ans pour effectuer ce voyage en 2011, une fois que nous n’étions plus astreints à la cadence infernale des bouclages de presse…

 

Pour le livre, j’ai mis du temps à intégrer l’idée car au départ je me satisfaisais du blog. Et puis je me sentais de plus en plus frustré, malgré mes quinze épisodes car en les mettant en ligne je me rendais compte de tout ce que je devais laisser de côté pour ne pas être trop « pointu » pour un blog jusque-là généraliste (= la chanson).
En même temps, j’ai commencé à recevoir – déjà en commentaires, sur le blog lui-même – des réactions me disant « il faut en faire un livre ». Même un écrivain comme Didier Daeninckx m’y a poussé en me disant que cette histoire de Brel là-bas était aussi méconnue que passionnante… Finalement, je m’y suis décidé avec enthousiasme (Jean Théfaine me l’a même fait promettre un jour de juin 2012) mais non sans mener une enquête complémentaire en France et en Belgique, rencontrant des proches de Jacques comme son ami et ex-agent Charley Marouani ou retrouvant dans la région de Bordeaux le spécialiste qui avait restauré son avion à Hiva Oa.
Quand j’ai jugé avoir le nécessaire, je me suis lancé dans son écriture. C’était vers la fin du printemps 2012. Pour parution donc le 4 septembre 2013.

 

Q. : Est-ce que la vie privée de Brel contribue à grandir son œuvre ? L’une peut-elle aller sans l’autre ? Aimerait-on aujourd’hui autant ses chansons s’il avait été très bourgeois et conservateur dans son existence quotidienne ? Pour reprendre une formule, a-t-il fait de sa vie un chef-d’œuvre ?

 

R. : Votre question rejoint celle qui m’a accompagné en permanence durant l’exercice de mon métier de journaliste musical, avec Paroles et Musique d’abord puis avec la revue Chorus qui lui a succédé jusqu’en 2009 : l’homme (ou la femme) est-il (elle) en adéquation avec son œuvre ? Cette question m’a toujours taraudé. On peut être en admiration devant une œuvre… et fort déçu par son auteur quand on le rencontre. Voire pire quand l’être humain vit sinon en contradiction avec le « message » de son œuvre, du moins d’une façon assez différente.

 

C’est pourquoi je suis intimement convaincu que la vie de Brel, en tout cas celle qu’il a connue aux Marquises, a largement contribué, en effet, à grandir son œuvre. Celle-ci serait demeurée celle que l’on sait, l’une des plus importantes de l’histoire de la chanson française, mais rien d’autre que cela : une œuvre de papier, de mots et de notes. Grâce à son implication aussi humble que discrète aux plans culturel et sanitaire, se mettant avec son avion par tous les temps au service des habitants les plus démunis, des malades, des femmes enceintes, transportant le courrier, les médicaments, les vivres et les livres, tout cela et bien d’autres choses encore (il projetait lui-même des films de cinéma en plein air à Hiva Oa où tout faisait défaut, il n’y avait ni hôpital ni médecin, encore moins d’infrastructures routières ou culturelles), il a fait de sa vie l’équivalent de son œuvre : un chef-d’œuvre !

 

C’était ça, Jacques Brel, quelqu’un qui ne triche pas. Pas plus avec lui-même qu’avec les autres. D’où l’importance de sa chanson Grand Jacques : « C’est trop facile de faire semblant… » Brel n’a jamais fait semblant. Il a toujours tout fait à fond et quand il s’est rendu compte qu’il risquait de perdre de son authenticité, il a tout arrêté pour repartir de plus belle et « aller voir » ailleurs. C’est ainsi qu’il a décidé d’abandonner le tour de chant le soir même où il s’est rendu compte sur scène, c’était en mai 1966 à Laon, qu’il venait de chanter machinalement deux fois le même couplet des Vieux. En octobre suivant, il faisait ses adieux à l’Olympia…

 

Alors, non, si Brel avait vécu bourgeoisement après ses adieux à la scène, il n’aurait certainement pas eu le même impact populaire aujourd’hui ; même si cela n’aurait évidemment rien enlevé à la valeur intrinsèque de son œuvre. Mais on aime Jacques Brel aussi parce que l’on sait ou devine que sa vie a été à la hauteur de ses chansons. C’est d’ailleurs parce qu’il refusait le confort bourgeois d’une carrière dans l’entreprise familiale de cartonnerie qu’il a quitté Bruxelles en 1953 pour se lancer à Paris, sans moyens financiers aucuns, dans l’aventure de la chanson.

 

Q. : Que pensez-vous de ce que dit Jacques Vassal dans son ouvrage Brassens, homme libre : « On en revient à ce qui était pour Georges la priorité absolue : les chansons.  L’écriture d’une œuvre. Différence fondamentale avec un Jacques Brel, pour qui, finalement, la chanson n’aura été qu’une aventure parmi d’autres. Pour Brassens, elle est un choix de vie, l’amour qui, dans la sienne, aura supplanté tous les autres. » (p. 293) ?

 

R. : J’adhère sans la moindre réserve à ces propos. Voilà qui distingue fondamentalement Brel de Brassens, mais aussi de tout autre chanteur, et l’apparente davantage à un Saint-Exupéry voire à un Stevenson ou un Melville (ces deux derniers l’ayant d’ailleurs précédé aux Marquises), mettant leur œuvre à l’épreuve des faits. Sans parler de Gauguin qui, lui aussi, s’est battu à Hiva Oa pour tenter d’améliorer les conditions de vie des Marquisiens, tout en poursuivant son œuvre, en peignant certains de ses principaux chefs-d’œuvre dans sa maison d’Atuona, comme Brel la sienne en écrivant et composant chez lui, à cinq cents mètres de la « maison du Jouir » du peintre, les chansons de son dernier album…

 

Q. : Sur l’album Les Marquises, tous – du simple amateur aux journalistes spécialisés – semblent considérer au moins Les Remparts de Varsovie et Le Lion comme des morceaux très mineurs par rapport aux merveilles qui peuplent l’opus. D’après votre enquête, personne n’a tenté d’intervenir auprès de Brel afin qu’il les remplace par d’autres, les inédits par exemple ?

 

R. : Dans ce registre, plus mineur, j’ajouterai une troisième chanson : Les F… Malgré d’évidentes fulgurances d’écriture pour les trois. Par exemple « Nazis durant les guerres et catholiques entre elles / Vous oscillez sans cesse du fusil au missel » pour celle-ci. Et non, personne à Hiva Oa ni à Tahiti n’a joué le moindre rôle dans son choix final de chansons. D’abord parce que lui-même semblait avoir dans l’idée d’enregistrer un double album 30 cm, bien que François Rauber nous ait confié (à l’époque de Paroles et Musique, dans les années 80) que c’était plutôt son producteur Eddie Barclay qui avait envisagé un album double. Ensuite, parce qu’aux Marquises, Jacques avait travaillé toutes ses chansons à la guitare et à l’orgue électronique dans leur plus simple appareil, en attendant que François Rauber, à Paris, y ajoute ses orchestrations.

 

À Paris non plus, pendant l’enregistrement de l’album, non personne n’a cherché à influencer Jacques. Pas plus François Rauber que Gérard Jouannest. Ni Charley Marouani ni bien sûr Maddly et encore moins Eddie Barclay. Seule Françoise Rauber a donné son avis amical à Jacques, quand il était chez les Rauber, en lui faisant valoir – quand il hésitait encore sur le choix final – que Les Marquises était une chanson à garder absolument, car elle ferait plaisir à tous ceux qui attendaient de ses nouvelles, comme une carte postale qu’il leur enverrait ainsi.

 

Finalement, sur les cinq inédits de l’album sorti en novembre 1977, trois titres furent écartés parce que jugés non aboutis par Brel et ses musiciens Gérard Jouannest et François Rauber : Avec élégance, Sans exigences et L’amour est mort. Les deux autres, La Cathédrale (formidable chanson qui retrace son voyage au long cours d’Anvers en juillet 1974 à Hiva Oa en novembre 1975) et Mai 40 étaient dignes d’être repris tels quels sur l’album. Mais cela faisait quatorze chansons sur douze possibles (n’oublions pas que c’était l’époque du disque vinyle), il fallait bien en écarter deux. C’est Jacques Brel qui décida lesquelles… tout en se disant qu’il garderait ces cinq chansons pour son prochain album.

 

Q. : Brel a-t-il engendré de vrais descendants, des chanteurs qui partageraient  à la fois son écriture novatrice et son incroyable faculté à habiter la scène ?

 

R. : Dans l’esprit, sans doute. Dans les faits, je ne vois pas. Ce qui nous fascine dans l’histoire des « monstres sacrés » de la chanson, c’est qu’ils ont créé un univers qui n’appartenait qu’à eux-mêmes et qu’ils ne ressemblaient à personne d’autre. Même s’ils avouaient des références, sinon des influences, parmi leurs prédécesseurs : Mireille et Jean Nohain pour Charles Trenet, par exemple. Ou Piaf pour Brel, quant à l’expression scénique. Un seul artiste de la génération d’après Brel à mon sens aurait pu revendiquer la filiation du Grand Jacques, c’est Allain Leprest. Et Henri Tachan avant lui. Mais chacun avec sa propre personnalité, plus comme des parents lointains possédant un air de famille que des descendants directs.

 

Q. : En tant que passionné de chanson française, comment réagissez-vous quand les maisons de disques profitent de chacun des anniversaires des grands disparus (Brel, Barbara, Gainsbourg, Brassens, Ferré, etc.) pour ressortir une nouvelle intégrale ? Joyeux de découvrir des inédits ou dégoûté par l’exploitation commerciale d’une œuvre ? Ces pratiques ne remontent pas à l’ère du CD, puisque déjà dans les années 60, on sortait des coffrets, par exemple pour les 10 ans de Brassens, avec des raretés/inédits…

 

R. : Les deux, mon capitaine ! Sinon « dégoûté », au moins pas dupe un seul instant de l’alibi permettant une exploitation commerciale, et en même temps, heureux comme passionné de chanson de découvrir certains inédits de premier ordre. À condition bien sûr de les prendre comme des documents qui auraient donné lieu à un résultat encore meilleur si l’artiste avait eu le temps de les peaufiner. Comment ne pas être heureux, par exemple, de pouvoir écouter aujourd’hui, en bonne qualité les trois histoires « hénaurmes » de Jean de Bruges, sorties seulement sur un 25 cm hors commerce en 1963, mais enregistrées de façon très professionnelle ? Ou les enregistrements totalement inédits en disques d’un concert de 1957 aux Trois Baudets, accompagné seulement par François Rauber au piano, des adieux de l’Olympia 1966 ou du tout dernier tour de chant en mai 1967 à Roubaix (même si pour celui-ci, Jacques était à moitié aphone) ?

 

Q. : J’ai déjà entendu dire que la chanson Ne me quitte pas aurait été écrite à l’origine comme un pastiche pour rigoler et que les premiers auditeurs l’ayant prise au premier degré, Brel a continué à la chanter le plus sérieusement du monde. Qu’en dites-vous ?

 

R. : Je ne me souviens pas avoir entendu cela. Tout est possible évidemment – d’ailleurs Jacques Brel aux Marquises s’amusait parfois à pasticher certaines de ses chansons, comme La Fanette : « Nous étions deux couillons / Que Fanette trompait… » – mais je n’y crois pas trop. Pour ne pas dire pas du tout.

 

Q. : Existe-t-il à votre connaissance encore des inédits sonores ? Vous citez dans votre ouvrage des lettres de Brel, est-ce qu’on peut rêver qu’un jour elles seront publiées en livre ?

 

R. : Des Marquises, Jacques Brel écrivait en effet régulièrement à ses amis. Pour le livre, j’ai eu accès à certaines lettres et cartes postales avec le cachet de la poste d’Hiva Oa. Je ne sais pas si ses amis lui répondaient autant qu’il leur écrivait, mais lui entretenait une correspondance nourrie. Avec ses musiciens, bien sûr, mais aussi avec ses principaux amis : Georges Brassens, Charley Marouani, Lino Ventura. Avec son frère Pierre aussi, avec Pierre Perret, sans doute avec Barbara, Gréco, Reggiani… Pour le moment, cette belle idée d’en faire un livre reste un rêve. Mais les rêves, Brel le savait bien, sont faits pour être réalisés. Quant aux inédits sonores, à ma connaissance il n’en reste pas. À moins qu’on retrouve trace, sous forme de cassettes artisanales enregistrées chez lui, dans sa case d’Atuona, des chansons qu’il continuait d’écrire en 1978 après la sortie de l’album des Marquises

 

Q. : Que reste-t-il à dire, désormais, sur Brel ?

 

R. : Il restait à témoigner de cette période largement inconnue vécue entre le 24 juillet 1974, jour où il largue les amarres du port d’Anvers sur son voilier, et le 13 octobre 1978 où sa dépouille est accompagnée au cimetière d’Atuona par tous les habitants du village, en présence des pensionnaires de l’école Sainte-Anne chantant Quand on n’a que l’amour… Je suis heureux de l’avoir fait, sans avoir jamais imaginé que j’écrirais un jour un livre sur Jacques Brel – pourtant mon artiste de prédilection. Il s’est imposé tout naturellement à moi, comme une urgence irrépressible.

 

Que reste-t-il à dire ?…

En tout cas, maintenant que l’on sait comment, pourquoi et pour qui le Grand Jacques a passé ses dernières années sur son île au trésor rêvée depuis l’enfance, il reste à l’écouter encore et encore. Car, à la découverte de l’homme qu’il fut là-bas, une chose est sûre : rétrospectivement, on ne peut qu’être plus admiratif encore de son œuvre.

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Fred Hidalgo, «Jacques Brel, l’aventure commence à l’aurore» (L’Archipel)

Sur le blogue du biographe, vous trouverez une recension de la nouvelle intégrale de Brel :

http://sicavouschante.over-blog.com/