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Des chansons comme des phares

10 décembre 2021

Entretien avec Pierre Delorme

Les grandes oeuvres méconnues existent, le cas de Pierre Delorme en est une preuve supplémentaire. De 1979 à 1985, il publie trois 33-tours, qui contiennent de bonnes chansons, mais il faut attendre en 2002 pour son premier coup de maître: le cd «Chansons toutes nues» et sa déjà classique Je lisais dans ma chambre. Aujourd’hui, il chante les Livres de poche.

En près de deux décennies, Delorme tient la barre, avec des albums de chansons poétiques de haut niveau, autoproduits, d’où la rareté et l’absence de rayonnement que ces disques mériteraient d’avoir. On les aime tous, même si on peut avoir une préférence pour «Le flâneur» et «Un après-midi d’été». L’artiste mène seul sa barque, selon ses humeurs du moment. Il cultive et sème ses textes de références à la littérature et à la peinture. Il écrit sur la chanson sur son site Internet et sur le blogue des Crapauds.

Pierre habite la rue Paul-Verlaine, c’est dire s’il était prédestiné à faire «de la musique avant toute chose». À force de lui écrire pour commander ses cd qui ne se trouvent pas dans le commerce, on s’est permis de le tutoyer. Son neuvième album original vient de paraître et s’appelle «Entre chien et loup». La sève poétique et la beauté des guitares sont toujours fidèles, avec des chansons telles des paysages. Parmi les meilleures du disque, notons Hommages; Les chansons illuminèrent ma vie ou Sous l’ombrage.

Par courriel, il nous a accordé l’entretien qui suit. On peut écouter deux chansons du nouveau cd ici et ici. Et ses coordonnées personnelles sont . Et on vous rappelle qu’en cliquant sur le nom de l’artiste à la fin de cet article, vous pouvez voir tout ce qui a été écrit à son sujet sur ce blogue. Ça s’appelle des «étiquettes» ou «tags» en anglais. C’est la fine fleur de la modernité au service de chansons qu’on espère éternelles.

Q: Parle-nous de tes débuts dans le milieu de la chanson… C’était dans quelle ville? Comment en es-tu venu à collaborer avec Michèle Bernard?

R: J’ai commencé à côtoyer le «milieu» de la chanson à Lyon (dont je suis originaire) dans les années soixante-dix. Nous étions assez peu nombreux à l’époque. Je ne me souviens pas des circonstances exactes dans lesquelles j’ai rencontré Michèle Bernard et comment j’en suis venu à l’accompagner à la guitare. Comme sa carrière se développait, j’ai pu rencontrer aussi des gens de ce milieu en dehors de Lyon, et en particulier à Paris. À cette époque, j’écrivais déjà des chansons, mais jouer de la guitare pour accompagner, réfléchir un peu aux «arrangements» me plaisait beaucoup. J’aimais bien les tournées aussi.

Q: À partir de quel moment deviens-tu prof en écriture de chansons? Est-ce que ça a eu une influence sur tes propres disques? Tu menais donc tes deux métiers en parallèle?

R: J’avais enregistré trois albums de mes chansons chez JAM, mais ils n’eurent pas beaucoup d’écho, malgré un prix Charles-Cros pour le disque intitulé «Traboules et savanes». Je tournais un peu, mais gagner ma vie devenait difficile, trop aléatoire. J’ai commencé à faire des interventions dans une école de musique qui venait d’ouvrir à côté de chez moi. De fil en aiguille, on m’a proposé un poste fixe et j’ai renoncé à essayer de faire carrière. J’avais alors une trentaine d’années.


Avec d’autres profs, nous avons créé le département chanson de cette école, l’ENM de Villeurbanne. Travailler avec les étudiants sur leurs propres compositions et sur les chansons des «maîtres» de la chanson francophone, m’a permis d’apprendre pas mal de choses. Je me demande si je n’ai pas plus appris en préparant mes cours que les étudiants eux-mêmes. L’étude approfondie des chansons des maîtres a forcément eu une influence sur ma propre pratique, même si je ne saurais vraiment la qualifier et la quantifier. Devenir prof n’était pas une vocation, loin de là, mais c’était une façon de gagner ma vie. Parallèlement, je composais des chansons pour le plaisir et je les chantais parfois en concert. Comme un amateur en quelque sorte.

Q: Dans Les chansons illuminèrent ma vie, tu parles de celles des autres. Mais pourrait-on dire que tes propres chansons ont rendu ta vie plus belle?

R: Je ne sais pas si mes propres chansons m’ont rendu la vie plus belle, en tout cas, elles m’auront bien occupé. Dans ma jeunesse, je me sentais, sans doute à tort, un talent pour faire des chansons et je n’aurais pour rien au monde voulu faire autre chose. C’était peut-être une erreur. Parfois, je me dis que cette obstination à écrire des chansons m’a empêché de faire autre chose. Comme tout le monde, il m’arrive de me demander ce qu’aurait été ma vie si j’avais bifurqué, si j’étais allé voir ailleurs. Mais de toute façon, comme pour la plupart des gens issus de milieux très populaires, la marge de manœuvre et les choix n’étaient pas bien grands. Cependant, je crois que si j’avais fait autre chose, j’aurais regretté ensuite de ne pas pouvoir m’exprimer en écrivant des chansons.

Q: Depuis le précédent album, tu enregistres seul, juste guitares-voix… pourquoi ce choix à ce moment-ci ?

R: Enregistrer seul, c’est un peu un défi qu’on se lance à soi-même. Pour voir ce qu’on sait faire, finalement. Je sais bien que pour certains amateurs de chanson le résultat est un peu «sec», ça manque de «musique», mais tant pis. Je le fais aussi pour voir s’il reste un peu de musique, précisément, malgré le dépouillement. Sur le plan pratique, c’est aussi beaucoup plus simple d’enregistrer seul, même si j’aime bien jouer avec des musiciens.

Q: Avec les questions bateau, on fait parfois une longue traversée… Si tu avais seulement 5 albums de chansons francophones à apporter sur une île déserte, ça serait lesquels?

R: C’est une question bateau, mais difficile, il y a des albums que j’ai adorés à certains moments de ma vie et qui ne me disent plus grand-chose aujourd’hui. Il faut, pour répondre à cette question, imaginer des albums dont on ne se lasserait pas, et je crois que ça n’existe pas, du moins pour moi. À mon avis, les grands livres peuvent être relus et deviennent d’âge en âge à chaque fois un autre livre, comme certains films deviennent un autre film quand on les revoit. Jamais un album de chansons ne m’a fait cet effet, il reste toujours le même, et vaut beaucoup pour les souvenirs qui lui sont attachés. Dans la réponse à ce genre de question, le choix est souvent très générationnel, j’emporterais donc Brassens (n’importe quel disque), Brel (J’arrive) Ferré (Verlaine, Rimbaud), Félix Leclerc (n’importe lequel), Guy Béart (Les vieilles chansons de France). Je les emporterais pour avoir leur voix, un peu de leur esprit, de leur présence. Mais bon, il en manque pas mal que j’ai beaucoup aimés et écoutés à des périodes différentes de ma vie.