Posts Tagged ‘Jacques Brel’

Des chansons comme des phares

10 décembre 2021

Entretien avec Pierre Delorme

Les grandes oeuvres méconnues existent, le cas de Pierre Delorme en est une preuve supplémentaire. De 1979 à 1985, il publie trois 33-tours, qui contiennent de bonnes chansons, mais il faut attendre en 2002 pour son premier coup de maître: le cd «Chansons toutes nues» et sa déjà classique Je lisais dans ma chambre. Aujourd’hui, il chante les Livres de poche.

En près de deux décennies, Delorme tient la barre, avec des albums de chansons poétiques de haut niveau, autoproduits, d’où la rareté et l’absence de rayonnement que ces disques mériteraient d’avoir. On les aime tous, même si on peut avoir une préférence pour «Le flâneur» et «Un après-midi d’été». L’artiste mène seul sa barque, selon ses humeurs du moment. Il cultive et sème ses textes de références à la littérature et à la peinture. Il écrit sur la chanson sur son site Internet et sur le blogue des Crapauds.

Pierre habite la rue Paul-Verlaine, c’est dire s’il était prédestiné à faire «de la musique avant toute chose». À force de lui écrire pour commander ses cd qui ne se trouvent pas dans le commerce, on s’est permis de le tutoyer. Son neuvième album original vient de paraître et s’appelle «Entre chien et loup». La sève poétique et la beauté des guitares sont toujours fidèles, avec des chansons telles des paysages. Parmi les meilleures du disque, notons Hommages; Les chansons illuminèrent ma vie ou Sous l’ombrage.

Par courriel, il nous a accordé l’entretien qui suit. On peut écouter deux chansons du nouveau cd ici et ici. Et ses coordonnées personnelles sont . Et on vous rappelle qu’en cliquant sur le nom de l’artiste à la fin de cet article, vous pouvez voir tout ce qui a été écrit à son sujet sur ce blogue. Ça s’appelle des «étiquettes» ou «tags» en anglais. C’est la fine fleur de la modernité au service de chansons qu’on espère éternelles.

Q: Parle-nous de tes débuts dans le milieu de la chanson… C’était dans quelle ville? Comment en es-tu venu à collaborer avec Michèle Bernard?

R: J’ai commencé à côtoyer le «milieu» de la chanson à Lyon (dont je suis originaire) dans les années soixante-dix. Nous étions assez peu nombreux à l’époque. Je ne me souviens pas des circonstances exactes dans lesquelles j’ai rencontré Michèle Bernard et comment j’en suis venu à l’accompagner à la guitare. Comme sa carrière se développait, j’ai pu rencontrer aussi des gens de ce milieu en dehors de Lyon, et en particulier à Paris. À cette époque, j’écrivais déjà des chansons, mais jouer de la guitare pour accompagner, réfléchir un peu aux «arrangements» me plaisait beaucoup. J’aimais bien les tournées aussi.

Q: À partir de quel moment deviens-tu prof en écriture de chansons? Est-ce que ça a eu une influence sur tes propres disques? Tu menais donc tes deux métiers en parallèle?

R: J’avais enregistré trois albums de mes chansons chez JAM, mais ils n’eurent pas beaucoup d’écho, malgré un prix Charles-Cros pour le disque intitulé «Traboules et savanes». Je tournais un peu, mais gagner ma vie devenait difficile, trop aléatoire. J’ai commencé à faire des interventions dans une école de musique qui venait d’ouvrir à côté de chez moi. De fil en aiguille, on m’a proposé un poste fixe et j’ai renoncé à essayer de faire carrière. J’avais alors une trentaine d’années.


Avec d’autres profs, nous avons créé le département chanson de cette école, l’ENM de Villeurbanne. Travailler avec les étudiants sur leurs propres compositions et sur les chansons des «maîtres» de la chanson francophone, m’a permis d’apprendre pas mal de choses. Je me demande si je n’ai pas plus appris en préparant mes cours que les étudiants eux-mêmes. L’étude approfondie des chansons des maîtres a forcément eu une influence sur ma propre pratique, même si je ne saurais vraiment la qualifier et la quantifier. Devenir prof n’était pas une vocation, loin de là, mais c’était une façon de gagner ma vie. Parallèlement, je composais des chansons pour le plaisir et je les chantais parfois en concert. Comme un amateur en quelque sorte.

Q: Dans Les chansons illuminèrent ma vie, tu parles de celles des autres. Mais pourrait-on dire que tes propres chansons ont rendu ta vie plus belle?

R: Je ne sais pas si mes propres chansons m’ont rendu la vie plus belle, en tout cas, elles m’auront bien occupé. Dans ma jeunesse, je me sentais, sans doute à tort, un talent pour faire des chansons et je n’aurais pour rien au monde voulu faire autre chose. C’était peut-être une erreur. Parfois, je me dis que cette obstination à écrire des chansons m’a empêché de faire autre chose. Comme tout le monde, il m’arrive de me demander ce qu’aurait été ma vie si j’avais bifurqué, si j’étais allé voir ailleurs. Mais de toute façon, comme pour la plupart des gens issus de milieux très populaires, la marge de manœuvre et les choix n’étaient pas bien grands. Cependant, je crois que si j’avais fait autre chose, j’aurais regretté ensuite de ne pas pouvoir m’exprimer en écrivant des chansons.

Q: Depuis le précédent album, tu enregistres seul, juste guitares-voix… pourquoi ce choix à ce moment-ci ?

R: Enregistrer seul, c’est un peu un défi qu’on se lance à soi-même. Pour voir ce qu’on sait faire, finalement. Je sais bien que pour certains amateurs de chanson le résultat est un peu «sec», ça manque de «musique», mais tant pis. Je le fais aussi pour voir s’il reste un peu de musique, précisément, malgré le dépouillement. Sur le plan pratique, c’est aussi beaucoup plus simple d’enregistrer seul, même si j’aime bien jouer avec des musiciens.

Q: Avec les questions bateau, on fait parfois une longue traversée… Si tu avais seulement 5 albums de chansons francophones à apporter sur une île déserte, ça serait lesquels?

R: C’est une question bateau, mais difficile, il y a des albums que j’ai adorés à certains moments de ma vie et qui ne me disent plus grand-chose aujourd’hui. Il faut, pour répondre à cette question, imaginer des albums dont on ne se lasserait pas, et je crois que ça n’existe pas, du moins pour moi. À mon avis, les grands livres peuvent être relus et deviennent d’âge en âge à chaque fois un autre livre, comme certains films deviennent un autre film quand on les revoit. Jamais un album de chansons ne m’a fait cet effet, il reste toujours le même, et vaut beaucoup pour les souvenirs qui lui sont attachés. Dans la réponse à ce genre de question, le choix est souvent très générationnel, j’emporterais donc Brassens (n’importe quel disque), Brel (J’arrive) Ferré (Verlaine, Rimbaud), Félix Leclerc (n’importe lequel), Guy Béart (Les vieilles chansons de France). Je les emporterais pour avoir leur voix, un peu de leur esprit, de leur présence. Mais bon, il en manque pas mal que j’ai beaucoup aimés et écoutés à des périodes différentes de ma vie.

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L’art de rééditer (2)

28 octobre 2016

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La réédition n’est pas seulement une affaire de nostalgie, mais aussi de repères. Il est capital que certains disques soient de nouveau disponibles à tous, à portée de la main. Sinon, on laisse le terrain à l’oubli et aux revendeurs qui se font une fortune à revendre des pièces rares sur le marché. Et pendant ce temps, le fric ne va toujours pas aux artistes et producteurs.

Personnellement, j’aime beaucoup la collection «4 albums originaux» de Polydor/Universal. Sans flaflas, à prix modique, on reprend dans un mince boîtier de carton quatre opus d’un artiste. Il n’y a pas de livret, mais les pochettes recto et verso sont reproduites. Récemment, un coffret a été consacré à Dick Annegarn avec ses quatre premiers microsillons, dont le quatrième qui n’avait jamais été repris en cd et les autres qui devenaient rares sur les tablettes, même virtuelles. On souhaite vivement que les années 70 de Pierre Vassiliu seront bientôt ressuscitées à cette enseigne.

À souligner aussi, les artistes qui rééditent eux-mêmes, modestement mais avec soins, leurs propres vinyles en cd. Les lecteurs de ce blogue savent l’affection que j’ai pour le chanteur belge Jofroi. Il vient de sortir «Jofroi et les Coulonneux» (1975) conjointement avec EPM. La qualité sonore est au rendez-vous, puisque le numérisation a été faite à partir d’un vinyle neuf. On peut y réécouter de belles chansons comme Les aiguails, Matins d’octobre ou Lisbonne.

Maintenant qu’attend-t-on pour rééditer en cd les années 1975-1979 de Graeme Allwright? Ce qu’il a fait de meilleur : les aventureux «De passage» ; «Questions» et «Condamnés?».

Frémeaux & associés régalent les amateurs de chanson française depuis longtemps avec des rééditions de Bernard Dimey, Léo Ferré, Claude Nougaro, Serge Gainsbourg, etc. Le son est toujours bon, et les livrets riches, avec photos et textes de présentation. On apprécie.

Récemment, je vous parlais de l’exceptionnel coffret de Gérard Pierron. Il y a également un nouvel enregistrement public de Jacques Brel dans la collection «Live in Paris» (on est en France après tout!). On peut entendre l’interprète en 1960 et 1961, avec un petit orchestre. Les versions sont assez similaires à celles qu’on connaît déjà, en studio ou sur scène. On notera toutefois des différences sensibles dans Les singes, qu’il vient juste d’écrire à l’époque…

On doit aussi à Frémeaux un triple cd de Georges Moustaki et ses premiers interprètes, 1955-1962. C’était bien avant Le métèque. Il n’a pas encore trouvé son style, et parfois on le reconnaît à peine. Parmi les interprètes, on trouve Hélène Martin, Henri Salvador, Michèle Arnaud, Colette Renard, Édith Piaf (sept titres, dont Milord) ainsi qu’une belle découverte, Robert Ripa avec Jean l’espagnol.

Vous aimez les années 70, les chansons marginales et le mouvement hippie à la française? Vous adorez Fontaine-Areski en dépit du côté théâtral et du chant quelquefois strident qui expérimente? Vous retrouverez ce parfum en partie avec le duo David & Dominique. Sur ce double cd «Intégrale» 1968-1980, on trouve les vinyles originaux ainsi que plusieurs bonus (dont une poignante douzaine de chansons-journal en 1980 pour France Culture). En fouillant dans les crédits du livret, on tombe sur les musiciens qui ont accompagné Maxime Le Forestier ou Bernard Lavilliers à la même époque : Mino Cinelu, Alain Ledouarin, Patrice Caratini. Sans oublier des orchestrations signées Roland Romanelli ou Jean Musy et Richard Galliano au bandonéon. Excusez du peu! Tout n’est pas d’égale valeur, mais c’est une malle à surprises pour babas cool égarés dans ce siècle ou pour tous les explorateurs d’une autre forme de chanson. Ça nous laisse parfois baba.

Brel aux Marquises: «gémir n’est pas de mise»

14 octobre 2013

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C’est une biographie à l’ancienne que signe le journaliste et éditeur Fred Hidalgo avec «Jacques Brel : L’aventure commence à l’aurore», qui vient de paraître chez L’Archipel. Il y raconte les dernières années du chanteur, son séjour aux îles Marquises. Le biographe prend son temps, donne moult détails, présente chacune des personnes citées. On plonge dans sa vie quotidienne, on dresse des paysages, avec un souci descriptif de tous les instants. Ce qui divisera les lecteurs. Les plus vieux se feront une fête de ces quasiment 400 pages, et les plus jeunes – ou les plus pressés – en auraient retranché au moins la moitié.

À quelques exceptions près, il faut attendre la deuxième moitié de l’ouvrage pour que l’on retrouve plus profondément le Brel chanteur, dans les entrailles de son ultime disque, Les Marquises.  On assiste à sa conception, ses variations, son enregistrement et son cheminement vers le public. De ces chapitres émouvants, se réjouira celui qui lit des essais d’abord pour approfondir une œuvre, dialoguer intérieurement avec le biographe sur la valeur esthétique de telle ou telle chanson (les cinq titres inédits de cette période ne sont-ils pas justement surestimés ? Les F…. n’était-elle pas si outrancière qu’elle en devient jubilatoire ?)…

Le bouquin est déjà en rupture de stock, il part en réimpression. Espérons que ça donnera envie à l’éditeur de continuer dans cette veine brelienne avec un recueil de la correspondance du chanteur. Qui sait si on ne pourrait pas ainsi découvrir une autre facette du Brel auteur?

Hidalgo est passionné de chanson, il la suit amoureusement depuis des décennies à travers les revues qu’il a fondées (Paroles et musique ; Chorus). Brel l’a marqué à vie. De bonnes raisons pour le convier pour un généreux entretien par courriel.

Q. : Pourquoi un nouveau livre sur Brel ? Celui de Marc Robine, que vous aviez vous-même édité, n’était-il pas la bio « définitive » ?

 

R. : Parce qu’il y avait urgence à raconter sa vie d’après. Celle qui, aux antipodes du Plat Pays, a suivi sa vie d’artiste et qui n’est qu’évoquée brièvement dans ses biographies. Après celle de Marc Robine (1998) mais aussi d’Olivier Todd (1984) et d’Eddy Przybylski (2008), il n’y avait en effet aucune raison d’écrire une nouvelle biographie de Jacques Brel, chanteur et acteur. En revanche, il m’a semblé important – à la lumière des témoignages étonnants recueillis en Polynésie – de rendre publique, dans le détail, la vie exemplaire de Jacques Brel, l’homme, à l’écart du monde, loin du show-business, des médias et du regard des autres.

 

Q. : Que représente Brel dans votre vie et dans la chanson française ?

 

R. : Beaucoup ! Le jour même de sa mort, Brassens a déclaré : « Dans la chanson, Jacques Brel est l’être le plus important qui soit ». Je n’ai rien à y ajouter. Sauf que, pour moi, il a été aussi l’artiste le plus important qui soit… J’ai toujours adoré la chanson, peut-être parce que ma grand-mère espagnole (qui avait franchi les Pyrénées en février 1939, à pied sous la neige, en compagnie seulement de ses deux filles, ma future mère et sa grande sœur) me chantait sans cesse des chansons durant ma petite enfance. Des chansons espagnoles bien sûr, mais j’adorais tout autant les chansons françaises que je découvrais en même temps, à la TSF, captivé, dès les années 54-55… Piaf et Trenet d’abord, Brassens très vite avec Le Gorille, et puis Ferré, d’autres encore, au répertoire plus « léger » comme Les Compagnons de la Chanson ou Les Frères Jacques. Mais c’est en 1957 que j’ai ressenti le choc de ma vie en entendant Jacques Brel chanter Quand on n’a que l’amour. Pour le fond, l’amour qu’on oppose au tambour et aux canons, mais aussi pour la forme avec son envolée lyrique finale qui deviendrait l’une des marques de fabrique de Jacques Brel ; ce qu’on finirait d’ailleurs par appeler « le crescendo brélien »…

 

Dès lors, l’homme et l’artiste feront partie de ma vie. L’homme à travers ses déclarations, ses interviews, ses choix, ses références – celle de Don Quichotte en particulier, « celui qui ne renonce jamais, qui se relève toujours… » – et l’artiste avec son œuvre, jusqu’à ce chef-d’œuvre de son dernier album, Jojo, où il écrivit quelques mots qui infléchirent sans doute le cours même de mon existence : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille par manque d’imprudence… » À l’époque, j’avais une carrière journalistique qui semblait sur les rails, avec un poste dans un grand quotidien parisien (France-Soir) qui me tendait les bras et « c’est peut-être Grand Jacques » – comme dit Allain Leprest – qui me fit y renoncer pour choisir l’imprudence, à savoir l’aventure du mensuel Paroles et Musique… Comme le dit encore Leprest, « On le saura jamais »… vraiment.

 

Q. : Combien de temps avez-vous séjourné et enquêté aux Marquises pour écrire cet ouvrage ? Avez –vous commencé à le rédiger sur place ?

 

R. : Nous sommes restés près d’un mois et demi en Polynésie, mon épouse et moi-même, sur les traces de Jacques Brel. Mais j’ai eu la chance de pouvoir compter aussi sur la présence d’un grand ami sur place, à Punaauia où Brel habitait lorsqu’il se rendait chaque mois à Tahiti – et où avait vécu aussi Gauguin trois quarts de siècle plus tôt. Un ami journaliste, Louis Bresson (dont je parle dans le livre). Grâce à lui, qui connaît tout le monde là-bas, j’ai pu compléter mon reportage et recouper ensuite certaines sources. Brel avait d’ailleurs contacté son beau-père, un photographe extrêmement réputé à Tahiti, pour une séance de photos. Probablement en vue du dernier album. Mais Sylvain, c’était son nom, a connu la honte de sa vie en oubliant carrément le rendez-vous ! Jacques a patienté longtemps dans son studio avant d’en partir assez furibard, m’a-t-on raconté…

 

Cela dit, je n’y partais pas pour écrire un livre sur Brel, pas du tout ! J’avais seulement dans l’esprit l’intention de chercher à vérifier si sa vie d’être humain parmi les autres, dont on ne savait jusqu’ici que fort peu de choses, avait été en quelque sorte conforme à sa vie d’artiste, en tout cas aux valeurs d’altruisme et d’humanisme qu’il prônait dans ses chansons… Rien d’autre, si ce n’est l’idée d’en rendre compte sur mon blog « Si ça vous chante » au retour. Il faut préciser que nous avons attendu trente ans pour effectuer ce voyage en 2011, une fois que nous n’étions plus astreints à la cadence infernale des bouclages de presse…

 

Pour le livre, j’ai mis du temps à intégrer l’idée car au départ je me satisfaisais du blog. Et puis je me sentais de plus en plus frustré, malgré mes quinze épisodes car en les mettant en ligne je me rendais compte de tout ce que je devais laisser de côté pour ne pas être trop « pointu » pour un blog jusque-là généraliste (= la chanson).
En même temps, j’ai commencé à recevoir – déjà en commentaires, sur le blog lui-même – des réactions me disant « il faut en faire un livre ». Même un écrivain comme Didier Daeninckx m’y a poussé en me disant que cette histoire de Brel là-bas était aussi méconnue que passionnante… Finalement, je m’y suis décidé avec enthousiasme (Jean Théfaine me l’a même fait promettre un jour de juin 2012) mais non sans mener une enquête complémentaire en France et en Belgique, rencontrant des proches de Jacques comme son ami et ex-agent Charley Marouani ou retrouvant dans la région de Bordeaux le spécialiste qui avait restauré son avion à Hiva Oa.
Quand j’ai jugé avoir le nécessaire, je me suis lancé dans son écriture. C’était vers la fin du printemps 2012. Pour parution donc le 4 septembre 2013.

 

Q. : Est-ce que la vie privée de Brel contribue à grandir son œuvre ? L’une peut-elle aller sans l’autre ? Aimerait-on aujourd’hui autant ses chansons s’il avait été très bourgeois et conservateur dans son existence quotidienne ? Pour reprendre une formule, a-t-il fait de sa vie un chef-d’œuvre ?

 

R. : Votre question rejoint celle qui m’a accompagné en permanence durant l’exercice de mon métier de journaliste musical, avec Paroles et Musique d’abord puis avec la revue Chorus qui lui a succédé jusqu’en 2009 : l’homme (ou la femme) est-il (elle) en adéquation avec son œuvre ? Cette question m’a toujours taraudé. On peut être en admiration devant une œuvre… et fort déçu par son auteur quand on le rencontre. Voire pire quand l’être humain vit sinon en contradiction avec le « message » de son œuvre, du moins d’une façon assez différente.

 

C’est pourquoi je suis intimement convaincu que la vie de Brel, en tout cas celle qu’il a connue aux Marquises, a largement contribué, en effet, à grandir son œuvre. Celle-ci serait demeurée celle que l’on sait, l’une des plus importantes de l’histoire de la chanson française, mais rien d’autre que cela : une œuvre de papier, de mots et de notes. Grâce à son implication aussi humble que discrète aux plans culturel et sanitaire, se mettant avec son avion par tous les temps au service des habitants les plus démunis, des malades, des femmes enceintes, transportant le courrier, les médicaments, les vivres et les livres, tout cela et bien d’autres choses encore (il projetait lui-même des films de cinéma en plein air à Hiva Oa où tout faisait défaut, il n’y avait ni hôpital ni médecin, encore moins d’infrastructures routières ou culturelles), il a fait de sa vie l’équivalent de son œuvre : un chef-d’œuvre !

 

C’était ça, Jacques Brel, quelqu’un qui ne triche pas. Pas plus avec lui-même qu’avec les autres. D’où l’importance de sa chanson Grand Jacques : « C’est trop facile de faire semblant… » Brel n’a jamais fait semblant. Il a toujours tout fait à fond et quand il s’est rendu compte qu’il risquait de perdre de son authenticité, il a tout arrêté pour repartir de plus belle et « aller voir » ailleurs. C’est ainsi qu’il a décidé d’abandonner le tour de chant le soir même où il s’est rendu compte sur scène, c’était en mai 1966 à Laon, qu’il venait de chanter machinalement deux fois le même couplet des Vieux. En octobre suivant, il faisait ses adieux à l’Olympia…

 

Alors, non, si Brel avait vécu bourgeoisement après ses adieux à la scène, il n’aurait certainement pas eu le même impact populaire aujourd’hui ; même si cela n’aurait évidemment rien enlevé à la valeur intrinsèque de son œuvre. Mais on aime Jacques Brel aussi parce que l’on sait ou devine que sa vie a été à la hauteur de ses chansons. C’est d’ailleurs parce qu’il refusait le confort bourgeois d’une carrière dans l’entreprise familiale de cartonnerie qu’il a quitté Bruxelles en 1953 pour se lancer à Paris, sans moyens financiers aucuns, dans l’aventure de la chanson.

 

Q. : Que pensez-vous de ce que dit Jacques Vassal dans son ouvrage Brassens, homme libre : « On en revient à ce qui était pour Georges la priorité absolue : les chansons.  L’écriture d’une œuvre. Différence fondamentale avec un Jacques Brel, pour qui, finalement, la chanson n’aura été qu’une aventure parmi d’autres. Pour Brassens, elle est un choix de vie, l’amour qui, dans la sienne, aura supplanté tous les autres. » (p. 293) ?

 

R. : J’adhère sans la moindre réserve à ces propos. Voilà qui distingue fondamentalement Brel de Brassens, mais aussi de tout autre chanteur, et l’apparente davantage à un Saint-Exupéry voire à un Stevenson ou un Melville (ces deux derniers l’ayant d’ailleurs précédé aux Marquises), mettant leur œuvre à l’épreuve des faits. Sans parler de Gauguin qui, lui aussi, s’est battu à Hiva Oa pour tenter d’améliorer les conditions de vie des Marquisiens, tout en poursuivant son œuvre, en peignant certains de ses principaux chefs-d’œuvre dans sa maison d’Atuona, comme Brel la sienne en écrivant et composant chez lui, à cinq cents mètres de la « maison du Jouir » du peintre, les chansons de son dernier album…

 

Q. : Sur l’album Les Marquises, tous – du simple amateur aux journalistes spécialisés – semblent considérer au moins Les Remparts de Varsovie et Le Lion comme des morceaux très mineurs par rapport aux merveilles qui peuplent l’opus. D’après votre enquête, personne n’a tenté d’intervenir auprès de Brel afin qu’il les remplace par d’autres, les inédits par exemple ?

 

R. : Dans ce registre, plus mineur, j’ajouterai une troisième chanson : Les F… Malgré d’évidentes fulgurances d’écriture pour les trois. Par exemple « Nazis durant les guerres et catholiques entre elles / Vous oscillez sans cesse du fusil au missel » pour celle-ci. Et non, personne à Hiva Oa ni à Tahiti n’a joué le moindre rôle dans son choix final de chansons. D’abord parce que lui-même semblait avoir dans l’idée d’enregistrer un double album 30 cm, bien que François Rauber nous ait confié (à l’époque de Paroles et Musique, dans les années 80) que c’était plutôt son producteur Eddie Barclay qui avait envisagé un album double. Ensuite, parce qu’aux Marquises, Jacques avait travaillé toutes ses chansons à la guitare et à l’orgue électronique dans leur plus simple appareil, en attendant que François Rauber, à Paris, y ajoute ses orchestrations.

 

À Paris non plus, pendant l’enregistrement de l’album, non personne n’a cherché à influencer Jacques. Pas plus François Rauber que Gérard Jouannest. Ni Charley Marouani ni bien sûr Maddly et encore moins Eddie Barclay. Seule Françoise Rauber a donné son avis amical à Jacques, quand il était chez les Rauber, en lui faisant valoir – quand il hésitait encore sur le choix final – que Les Marquises était une chanson à garder absolument, car elle ferait plaisir à tous ceux qui attendaient de ses nouvelles, comme une carte postale qu’il leur enverrait ainsi.

 

Finalement, sur les cinq inédits de l’album sorti en novembre 1977, trois titres furent écartés parce que jugés non aboutis par Brel et ses musiciens Gérard Jouannest et François Rauber : Avec élégance, Sans exigences et L’amour est mort. Les deux autres, La Cathédrale (formidable chanson qui retrace son voyage au long cours d’Anvers en juillet 1974 à Hiva Oa en novembre 1975) et Mai 40 étaient dignes d’être repris tels quels sur l’album. Mais cela faisait quatorze chansons sur douze possibles (n’oublions pas que c’était l’époque du disque vinyle), il fallait bien en écarter deux. C’est Jacques Brel qui décida lesquelles… tout en se disant qu’il garderait ces cinq chansons pour son prochain album.

 

Q. : Brel a-t-il engendré de vrais descendants, des chanteurs qui partageraient  à la fois son écriture novatrice et son incroyable faculté à habiter la scène ?

 

R. : Dans l’esprit, sans doute. Dans les faits, je ne vois pas. Ce qui nous fascine dans l’histoire des « monstres sacrés » de la chanson, c’est qu’ils ont créé un univers qui n’appartenait qu’à eux-mêmes et qu’ils ne ressemblaient à personne d’autre. Même s’ils avouaient des références, sinon des influences, parmi leurs prédécesseurs : Mireille et Jean Nohain pour Charles Trenet, par exemple. Ou Piaf pour Brel, quant à l’expression scénique. Un seul artiste de la génération d’après Brel à mon sens aurait pu revendiquer la filiation du Grand Jacques, c’est Allain Leprest. Et Henri Tachan avant lui. Mais chacun avec sa propre personnalité, plus comme des parents lointains possédant un air de famille que des descendants directs.

 

Q. : En tant que passionné de chanson française, comment réagissez-vous quand les maisons de disques profitent de chacun des anniversaires des grands disparus (Brel, Barbara, Gainsbourg, Brassens, Ferré, etc.) pour ressortir une nouvelle intégrale ? Joyeux de découvrir des inédits ou dégoûté par l’exploitation commerciale d’une œuvre ? Ces pratiques ne remontent pas à l’ère du CD, puisque déjà dans les années 60, on sortait des coffrets, par exemple pour les 10 ans de Brassens, avec des raretés/inédits…

 

R. : Les deux, mon capitaine ! Sinon « dégoûté », au moins pas dupe un seul instant de l’alibi permettant une exploitation commerciale, et en même temps, heureux comme passionné de chanson de découvrir certains inédits de premier ordre. À condition bien sûr de les prendre comme des documents qui auraient donné lieu à un résultat encore meilleur si l’artiste avait eu le temps de les peaufiner. Comment ne pas être heureux, par exemple, de pouvoir écouter aujourd’hui, en bonne qualité les trois histoires « hénaurmes » de Jean de Bruges, sorties seulement sur un 25 cm hors commerce en 1963, mais enregistrées de façon très professionnelle ? Ou les enregistrements totalement inédits en disques d’un concert de 1957 aux Trois Baudets, accompagné seulement par François Rauber au piano, des adieux de l’Olympia 1966 ou du tout dernier tour de chant en mai 1967 à Roubaix (même si pour celui-ci, Jacques était à moitié aphone) ?

 

Q. : J’ai déjà entendu dire que la chanson Ne me quitte pas aurait été écrite à l’origine comme un pastiche pour rigoler et que les premiers auditeurs l’ayant prise au premier degré, Brel a continué à la chanter le plus sérieusement du monde. Qu’en dites-vous ?

 

R. : Je ne me souviens pas avoir entendu cela. Tout est possible évidemment – d’ailleurs Jacques Brel aux Marquises s’amusait parfois à pasticher certaines de ses chansons, comme La Fanette : « Nous étions deux couillons / Que Fanette trompait… » – mais je n’y crois pas trop. Pour ne pas dire pas du tout.

 

Q. : Existe-t-il à votre connaissance encore des inédits sonores ? Vous citez dans votre ouvrage des lettres de Brel, est-ce qu’on peut rêver qu’un jour elles seront publiées en livre ?

 

R. : Des Marquises, Jacques Brel écrivait en effet régulièrement à ses amis. Pour le livre, j’ai eu accès à certaines lettres et cartes postales avec le cachet de la poste d’Hiva Oa. Je ne sais pas si ses amis lui répondaient autant qu’il leur écrivait, mais lui entretenait une correspondance nourrie. Avec ses musiciens, bien sûr, mais aussi avec ses principaux amis : Georges Brassens, Charley Marouani, Lino Ventura. Avec son frère Pierre aussi, avec Pierre Perret, sans doute avec Barbara, Gréco, Reggiani… Pour le moment, cette belle idée d’en faire un livre reste un rêve. Mais les rêves, Brel le savait bien, sont faits pour être réalisés. Quant aux inédits sonores, à ma connaissance il n’en reste pas. À moins qu’on retrouve trace, sous forme de cassettes artisanales enregistrées chez lui, dans sa case d’Atuona, des chansons qu’il continuait d’écrire en 1978 après la sortie de l’album des Marquises

 

Q. : Que reste-t-il à dire, désormais, sur Brel ?

 

R. : Il restait à témoigner de cette période largement inconnue vécue entre le 24 juillet 1974, jour où il largue les amarres du port d’Anvers sur son voilier, et le 13 octobre 1978 où sa dépouille est accompagnée au cimetière d’Atuona par tous les habitants du village, en présence des pensionnaires de l’école Sainte-Anne chantant Quand on n’a que l’amour… Je suis heureux de l’avoir fait, sans avoir jamais imaginé que j’écrirais un jour un livre sur Jacques Brel – pourtant mon artiste de prédilection. Il s’est imposé tout naturellement à moi, comme une urgence irrépressible.

 

Que reste-t-il à dire ?…

En tout cas, maintenant que l’on sait comment, pourquoi et pour qui le Grand Jacques a passé ses dernières années sur son île au trésor rêvée depuis l’enfance, il reste à l’écouter encore et encore. Car, à la découverte de l’homme qu’il fut là-bas, une chose est sûre : rétrospectivement, on ne peut qu’être plus admiratif encore de son œuvre.

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Fred Hidalgo, «Jacques Brel, l’aventure commence à l’aurore» (L’Archipel)

Sur le blogue du biographe, vous trouverez une recension de la nouvelle intégrale de Brel :

http://sicavouschante.over-blog.com/

La discothèque idéale # 17

17 mai 2012

Jacques Brel, J’arrive (1968)

Pas facile de choisir un seul disque de Brel pour figurer dans cette rubrique. À part les conneries des débuts (en gros le cd 1 de la vieille intégrale), il en a fait plusieurs des albums immenses. Mais celui de 1968 s’impose. Pour les qualités d’écriture, d’interprétation, de composition (avec l’aide capitale de Gérard Jouannest) et des arrangements foisonnants, on peut le considérer comme son chef-d’œuvre. Bien sûr, il y manque quelques chansons grandioses (Les désespérés; La ville s’endormait; Les Marquises; etc.), mais sinon, tout y est.

À commencer par le lyrisme. Qui, à part Jacques Brel, peut se targuer d’une telle puissance, d’un tel souffle, sans que la grandiloquence ne s’en mêle (ou si peu)? Sauf Allain Leprest, je ne vois pas. Pour les amateurs de chansons à reprendre en chœur, sourire aux lèvres, Brel glisse dans son album les Vesoul; Comment tuer l’amant de sa femme et La bière. Pour ceux qui le préfèrent poétique, peintre de tableaux sublimes, le chanteur interprète Je suis un soir d’été; L’éclusier; Regarde bien, petit; L’Ostendaise. Des chansons de mer parmi les plus belles jamais écrites. Des chansons de contemplation. Seul un Jean-Roger Caussimon joue dans ces folles grandeurs maritimes avec autant de justesse.

L’album «J’arrive» a quarante ans cette année. En ce neuf octobre, on souligne le trentième anniversaire de la mort de Brel. Un Belge inoubliable et unique. Des chansons foudroyantes.

(billet publié le 9 octobre 2008)

La discothèque idéale # 5

1 septembre 2011

Allain Leprest, Voce a mano (1992)

Le Français Allain Leprest est sans aucun doute le plus digne successeur de Jacques Brel. La même fougue, la même écriture inventive, qui tord parfois le cou à la syntaxe. Le même romantisme bouillant, la fièvre. Sur scène, comme le grand Jacques, c’est un monstre théâtral qui, en quelques gestes, vous dresse des tableaux fantastiques. On ne s’étonnera guère que Leprest soit aussi peintre.

Nougaro et Ferrat l’ont porté aux nues. Francesca Solleville, Enzo Enzo et Romain Didier, pour ne citer qu’eux, l’ont chanté.

Leprest, c’est un quart de siècle à arpenter les planches. Dans les années 80, deux disques ratés, surproduits.

Il a fallu attendre que Pierre Barouh (Saravah) offre à Leprest la chance de se rattraper : produire un album de rêve, qui rendrait hommage à l’instrument cher au parolier-interprète. L’accordéon. Tenu sur « Voce a mano » par le prodigieux Richard Galliano. À la violence des mots de Leprest, répondent les plaintes déchirées, accidentées de l’accordéon.

Dans les chansons de Leprest, on trouve la mythologie d’une certaine France populaire, avec ses bistrots, ses personnages colorés, ses bals, ses écrivains. Ce sont des paysages pluvieux, superbes (Le Cotentin). Une tendresse pour le genre humain, surtout ceux qui souffrent, les mal nantis.

Poète du quotidien? Sans doute. Leprest signe depuis toujours des chansons sociales, qui descendent dans la rue. Le sens de l’observation aiguisé.

Il faut saisir « Voce a mano » en plein vol, son plus bel album, son moment de grâce, avant que le génie ne s’effrite et, hélas, ne s’auto-parodie sur « Donne-moi de mes nouvelles ».

« Voce a mano », des embruns de mer fouettés de vagues d’accordéon.

Ça regorge de trésors.

(billet publié le 8 janvier 2007)

Allain Leprest RIP

15 août 2011

JM Vignau - Libération

Le grand Allain Leprest vient de s’éteindre, à 57 ans. La rumeur du Net parle de suicide. Il était atteint d’un cancer du poumon.

Il était un des plus talentueux auteurs-interprètes de sa génération, de plein pied dans la tradition de Brel. Comme son aîné, il bidouillait admirablement la langue française, il s’enracinait dans la scène.

L’écouter sur disque, le voir sur les planches était un régal.

Il a eu de grands interprètes (Juliette Gréco, Francesca Solleville, Romain Didier, Isabelle Aubret, etc.)… Depuis quelques années, on lui a consacré des albums hommage («Chez Leprest» volumes 1 et 2 ou en 2011 «Les amis d’Allain Leprest»). Au menu, pour reprendre ses textes: Daniel Lavoie, Olivia Ruiz, Jacques Higelin, Michel Fugain, Gilbert Laffaille, Jean Guidoni, Clarika, Jehan, Adamo, Alexis HK, Gérard Pierron, Kent, Isabelle Mayereau, etc.

Leprest parti, c’est une certaine idée de la chanson française qui perd un de ses meilleurs représentants.

En attendant de le retrouver ici dans ma discothèque idéale en reprise, on pourra réécouter avec plaisir ses plus beaux disques: «Voce a mano» (1992) avec Richard Galliano à l’accordéon, l’album en public «Il pleut sur la mer» (1995) ainsi qu’une flopée de chansons magnifiques égrenées ici et là (Édith; La dame du dixième; Le poing de mon pote; Le dico de grand-mère; Garde-moi la mer; etc.).

On espère également que les éditeurs de Leprest (pour la bio chez Christian Pirot ou son recueil de textes «Chants du soir» chez Folie d’encre) aient la bonne idée de publier un livre avec les articles qu’il a écrits dans les années 80, notamment sur le Tour de France qu’il a suivi en amateur gourmand.

Il paraît que Leprest devait les deux L de son prénom à une erreur administrative. Qu’importe. Son nom restera parmi les légendes de la chanson française.


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