
Le chanteur québécois Jean-François Fortier créait la surprise en 2005 avec le magnifique album «Variations sur le vide», de la pop de haute tenue. Son deuxième disque seulement, et déjà une référence. Un CD à se repasser. Quelque part dans la galaxie Daho – Dumas – Beatles.
Il a fallu attendre six ans pour que la suite paraisse. Avec «Le jour où j’ai changé le monde», l’artiste, jeune quarantenaire, continue à creuser.
On lui a posé quelques questions électroniquement. Réflexions sur l’industrie du disque, la création…
Q : Premier album en 1999, deuxième en 2005 et enfin celui-ci en 2011. Créez-vous lentement ou vous êtes particulièrement méticuleux, tendance maniaque du détail? Ou juste paresseux?
R: À ces 3, j’ajouterais aussi contemplatif. Entre contemplatif et paresseux, la limite est mince. Disons que la contemplation est un état où on ne fait rien, mais de manière active, ce qui peut s’avérer très utile en création. Alors que la paresse, c’est ne rien faire, mais de manière passive. La culpabilité nous suivant partout, c’est la pire des choses car on n’est jamais en paix. Mais bon, je n’ai pas été si paresseux que ça depuis 2005, surtout quand on sait ce qu’implique produire des disques de manière indépendante, de partir à son compte et devenir papa 2 fois…
Disons que dans le premier intervalle de 1999 à 2005, il m’a fallu beaucoup de temps avant de réaliser que je ferais le 2e tout seul. Ça n’a pas été facile, surtout quand tu es pris avec la vision «romantique» de l’artiste qui croit qu’il se salit les mains à chaque fois qu’il doit dealer avec tout ce qui ne touche pas comme tel à la création des chansons. Se débarrasser de cette optique m’a pris du temps. Puis le faire a aussi pris du temps puisque c’était la première fois que je portais autant de chapeaux…
Pour les 6 années qui ont passé entre le 2e et le 3e, c’est un peu plus compliqué. Des amis m’avaient donné une belle somme à l’époque pour «Variations sur le vide» et j’avais également sollicité Musicaction. Pour «Le jour où j’ai changé le monde», les ressources étaient moins abondantes. On m’a quand même aidé mais pour des raisons qui me regardent, j’ai décidé de ne plus demander aux organismes gouvernementaux de contribuer, et comme l’argent ça achète surtout du temps quand on produit un album…
Mais ces raisons sont probablement secondaires. La vraie raison, je crois, est qu’il m’a fallu du temps pour assumer le propos mystique qui traverse l’album, pour accepter que les chansons sortent de cette façon…
Q : Produire ses albums en «indépendant», sans l’aide d’une maison de disques, est-ce un choix ou une nécessité? A-t-on une plus grande liberté car personne ne vous embête ou au contraire, les possibilités artistiques sont réduites faute de moyens?
R: Aussi géniales que soient tes chansons, si tu n’as pas d’équipe avec toi pour les faire voyager, les pousser, ton succès sera limité. Alors non, ce n’est pas par choix si je travaille de manière indépendante.
À l’époque de mon premier disque, j’avais une équipe et des ressources immenses à ma disposition mais je n’étais pas prêt, je n’étais pas mûr artistiquement, «identitairement», si je peux dire.
Pour le 2e, c’est l’inverse qui s’est produit; j’étais mûr artistiquement, mais je n’avais pas l’équipe. Ce qui ne m’a pas empêché d’en vendre 3 fois plus que le premier! Et ce, avec 10 fois moins de diffusion radio. Je suis pourtant propre et d’agréable compagnie, je devrais avoir autour de moi une équipe dédiée à la promotion de mon oeuvre! Je ne comprends pas…
Blague à part, il est évident qu’on jouit d’une liberté artistique illimitée quand personne nous embête, mais ça peut aussi se transformer en contrainte si cette liberté donne le vertige et que personne n’est là pour fixer des échéances…
À l’époque de mon premier album, j’étais tellement content d’avoir un deal que forcément, ça déteint sur le rapport de force. Quand tu te sens redevable d’avoir été «choisi», t’es beaucoup plus enclin à écouter les suggestions. Encore là, il n’y a pas eu beaucoup de frictions. C’est plus ma démarche en général, ou plutôt mon absence de démarche qui a posé problème à l’époque.
Q : Que pensez-vous de la «dématérialisation» de la musique ? Le fait que, de plus en plus, les disques sortent en format numérique uniquement?
R: Je crois que le cd démontre encore un certain engagement, un certain sérieux dans la démarche. Mais même cela ne fera plus de sens à moyen terme. Je crois que ce qui se passe en ce moment avec la musique témoigne d’une évolution chez le genre humain, rien de moins! La musique est une forme de langage, un langage universel avec une énorme force d’attraction parce qu’elle transcende les mots et les langues.
Pour cette raison, je crois qu’il est normal que la technologie favorise la production et la diffusion de la musique, malgré que cela ne s’avère pas profitable monétairement parlant, du moins pour tous ceux qui créent et produisent la musique. C’est quand même paradoxal… Ce paradoxe est possible je crois parce qu’il sert un dessein encore plus grand, celui de communiquer, celui de créer, désirs qui sont profondément liés à la nature humaine. C’est Teilhard de Chardin qui disait qu’après la géosphère et la biosphère, la Terre entrait dans la noosphère, c’est-à-dire la spiritualisation de la matière. Le désir irrépressible de communiquer, d’échanger, de produire de l’information comme nous le faisons de façon exponentielle depuis les 10 dernières années est non seulement symptomatique de cette phase, mais j’ajouterais que la facilité avec laquelle on peut enregistrer et diffuser la musique s’inscrit aussi dans cette mouvance.
Q : Le téléchargement illégal nuit-il à l’artiste ou, au contraire, peut-il lui apporter un nouveau public qu’il n’aurait jamais eu sans ça?
R: Les 2 sont vrais quant à moi. C’est pas tranché. C’est beaucoup générationnel. J’enseigne la guitare et beaucoup de mes étudiants qui sont en bas de 25 ans n’ont jamais acheté un cd de leur vie! Le concept d’acheter de la musique est pour certains archaïque. Je me rappelle ado quand un achetait un vinyle. On se rassemblait autour de la table tournante pour écouter de la musique. C’était une forme de communion. Est-ce qu’on fait encore ça maintenant, écouter ensemble de la musique? Je sais pas mais j’ai l’impression que c’est plus très populaire comme activité, en groupe on s’entend. C’est pas un jugement que je porte, c’est un constat (juste?).
Mais il y a définitivement un changement qui s’est opéré dans le rôle, la fonction que joue maintenant la musique. Il me semble que quand j’étais ado, il y avait plein de groupes qui remplissaient le Forum au complet. Je pense tout haut là, mais je serais porté à dire que la banalisation de la musique correspond à une certaine désacralisation de la musique. Comme ça a dû se passer, sur d’autres modes et à d’autres échelles, avec la désacralisation du langage, puis bien longtemps après, de l’écriture, lorsque ces façons de communiquer sont devenues universelles, quotidiennes et banales… De bonnes choses en ce qui me concerne soit dit en passant!
Q : Vous êtes un des rares au Québec à faire ce qu’on pourrait appeler de la vraie pop francophone (mélange de rock, de chanson, de variété et de toutes sortes d’affaires). En France, il y aurait Étienne Daho. Les Beatles sont-ils votre modèle ultime, indépassable?
R: J’estime aussi faire de la pop, dans le sens noble du terme. Maintenant, de là à dire que je suis un des rares… je trouve ça gros, mais bon, puisque vous le dites… Étienne Daho, je le connais mal mais j’ai énormément écouté (en cassette) «Paris ailleurs». Maintenant que j’y pense, cet album était parfait. Si mon souvenir est bon, toutes les chansons s’enchaînaient à merveille. Ce qui est très pratique avec le format cassette…
Pour ce qui est des Beatles, je croyais que j’étais guéri mais je me leurrais. Les Beatles, c’est une maladie mentale. Ça ne s’explique pas. La présence qui émane des enregistrements est… magique. Et comment peut-on chanter comme Paul? Sans manières, sans efforts? Comment peut-on monter si haut sans forcer? Comment peut-on hurler comme ça, juste pour s’amuser (Oh darlin’! , Helter skelter, Monkberry moon elight)? Comment peut-on avoir ce caractère si distinctif ET ordinaire dans une même voix, avoir autant de «personnages» différents tout en restant le même? Écoutez bien Paul, il a une voix plutôt banale quand on y pense… Mystère… Et on n’a pas parlé de son album Ram sorti en 1971… Don’t get me started comme qu’on dit…
Q : En chanteurs francophones, qu’est-ce qui vous branche?
R: J’aime beaucoup Jimmy Hunt. On dirait les Kinks en 1966. Très dandy. Sinon… (j’ouvre iTunes), laisse-moi voir…. Ça faisait longtemps que Jacques Higelin ne m’avait pas remué comme il l’a fait avec son dernier. Mais pour être franc, je n’écoute pas beaucoup de musique ces temps-ci… J’ai hâte d’entendre le nouveau Marie-Pierre Arthur.
Q : Comment décririez-vous l’évolution musicale sur vos trois albums ? Il me semble qu’il y un océan entre le premier et le second…
R: Quand mon premier véritable groupe, Les Moutons Noirs, s’est séparé en 1997, j’ai tout de suite enregistré un démo de 4 chansons qui se sont vite frayées un chemin jusqu’au bureau de Musi-Art. Mais passer de leader d’un groupe rock à chanteur solo pop, c’est pas évident lorsque tu ne connais pas grand chose aux techniques d’enregistrement, quand tu ne saisis pas à quel point il y a plein de détails qui viennent jouer en partant dans ton son sans que tu t’en aperçoives… Aussi, avec les Moutons Noirs, je pouvais perdre la voix si on devait faire 3 shows de suite. Je chantais de la gorge et criais pas mal. L’influence rock venait surtout des autres membres, et ça donnait un mélange intéressant. Mais quand l’aventure a été terminée, je me suis dit qu’enfin, je pourrais faire de la pop comme je l’entendais, et que j’arrêterais de crier. Sauf que ça a donné une façon de chanter complètement nouvelle, avec un drôle d’accent, trop maniéré, qui me fait bizarre aujourd’hui. J’étais devenu un peu trop sérieux et coincé. J’étais avec une vraie compagnie de disques, j’allais jouer à la radio, la vraie affaire quoi… Le hic c’est que j’avais juste 4 chansons et aucune idée de qui j’étais artistiquement parlant. Les chansons comme telles sont pas mal, c’est au niveau de la livraison que ça accroche, la voix surtout, et c’est un peu trop poli au niveau du son. Faut dire que comme je n’avais aucune idée de ce qu’était la réalisation, je n’ai pas pu interagir à ce niveau. Guy Tourville a fait un bon travail, c’est juste qu’il y avait pas de ligne claire à suivre.
Alors que pour le deuxième, ce qu’on entend, c’est une gang d’amis qui sont unis par un même amour de la musique, une même façon de jouer et d’enregistrer. Ces sessions-là ont été spéciales, pour plein de raisons qui seraient longues à expliquer. Mais du réalisateur à l’ingénieur de son jusqu’aux musiciens, tous étaient des amis de longue date qui étaient sincèrement contents de faire partie de ce projet, d’enregistrer «live», de jammer spontanément une nouvelle chanson surgie la veille (Là)… Bref, des conditions qui étaient à l’opposé du premier disque où tout se déroulait en vase clos, loin de ceux avec qui j’évoluais habituellement et avec un mandat clair de sonner radiophonique. Il faut dire que contrairement au premier, je savais ce que je voulais, et je savais qu’en travaillant avec Éric Goulet, j’obtiendrais le résultat escompté.
Pour le troisième, ça a été un autre scénario. Un scénario plus solitaire. Mais d’avoir joué récemment live avec de jeunes musiciens complètement déments m’a redonné l’envie de revenir à l’esprit de «Variations sur le vide» pour le prochain. J’ai déjà 3-4 chansons qui trainent. Ce qui est énorme comparé à avant…
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